Arts Plastiques

Dossier Le Monde - Enseigner demain

30 / 12 / 2014 | François Miquet

Dossier du Monde Enseigner demain

Maîtres d’œuvre de l’école du futur
Chaque jour, sur le terrain, des enseignants inventent de nouvelles façons de faire la classe. Ils redéfinissent le rôle du professeur, dans un système numérisé, plus individualisé et plus coopératif.

Inutile d’attendre le « grand soir ». Pour les ministres, de droite comme de gauche, il est aujourd’hui devenu bien trop périlleux de faire bouger les institutions éducatives.
Qu’à cela ne tienne ! Les enseignants n’attendent pas vraiment le nouveau Jules Ferry pour avancer. Ces acteurs de terrain sont les maîtres d’oeuvre de l’école du futur et inventent eux-mêmes son nouveau profil, cours après cours. En silence ou à bas bruit, peu aidés et à peine guidés, ils sont les pionniers, les chefs d’orchestre de la symphonie du changement.
Pour entendre leur voix et débattre des nouveaux enjeux de l’enseignement, Le Monde organise un colloque en partenariat avec la Mutuelle générale de l’éducation nationale (MGEN), le vendredi 28 novembre.
Les 900 000 enseignants français avancent. Ils savent bien que le modèle, qui s’est massifié mais n’a pas vraiment changé de visage depuis plus d’un siècle, vit ses dernières heures. Ils mesurent chaque jour que le travail en classe, conception jésuite plus économique que pédagogique, va faire sa mue. Les MOOC, ces massive open online courses, ne demandent qu’à bousculer les méthodes classiques d’enseignement.
Déjà, derrière les portes fermées des salles, la pédagogie a commencé à changer. Ici, le groupe classe est à l’agonie, avec son unité d’âge des élèves et son unité de travail à l’instant T… Les élèves-individus sont en train de naître. Et là, l’enseignant individualise ses cours en inversant leur organisation – théorie à la maison, exercices en classe –, et en s’aidant de la technologie.
Apprendre à travailler ensemble sans attendre le énième plan numérique, les
profs se saisissent des outils dont ils disposent et sont nombreux à avoir développé des pratiques innovantes, pour être plus en phase avec l’univers de leurs élèves.
D’autres, moins technophiles, explorent des voies différentes. Désireux de créer une société plus solidaire, où l’on travaille en confiance ensemble, certains orchestrent même des alternatives à la compétition au sein de la classe. La classe coopérative a de beaux jours devant elle, moins comme une résurgence post-soixantehuitarde que comme un moyen de construire un monde un peu meilleur. Dans la mouvance de l’économiste Yann Algan, qui montrait, dans La Fabrique de la défiance (Albin Michel, 2012, coécrit avec Pierre Cahuc et André Zylberberg), que notre société serait tellement plus efficace si on s’y entraidait plus. C’est-à-dire si l’école apprenait aux enfants à travailler ensemble.
L’intelligence collective est tellement supérieure à la somme des cerveaux individuels. La démonstration en a déjà été maintes fois faite… De petits chercheurs en herbe l’ont encore mesuré, éprouvé, en faisant de la science « pour de vrai ». Loin du rapport passif aux savoirs, ils ont rejoint la communauté scientifique grâce à leur travail dans la classe. Une autre manière de changer l’école, de lui redonner du sens. Une preuve encore que l’école de demain a déjà plus d’un visage.

Maryline Baumard
Colloque « Enseigner demain », vendredi 28 novembre, de 8 h 30 à 13 heures, dans l’auditorium du « Monde », 80, boulevard Auguste-Blanqui, Paris 13e. Entrée libre sur inscription.
www.mpublicite.fr/enseignerdemain

L’ordinateur, bras droit du professeur

Les enseignants du collège Daniel-Féry de Limeil-Brévannes font évoluer leurs pratiques grâce au numérique. Et remettent la motivation et l’enthousiasme au coeur des programmes.

Pourquoi initier les élèves au code informatique ? Comment ? A
quelle étape de leur parcours ? Alors que ces questions agitent le monde éducatif, le collège Daniel-Féry à Limeil-Brévannes (Val-de-Marne) s’est déjà lancé dans l’expérience. Chaque vendredi, lors de la pause de midi, le club « Code toujours » a rendez-vous au centre de documentation et d’information. Là, sous la houlette de Sébastien Dubourg, professeur d’anglais au quotidien et Web développeur sur, son temps libre, une douzaine d’adolescents montent leur propre site de A à Z. La semaine passée, ils ont appris à créer un menu. Objectif aujourd’hui : le positionner sur la page d’accueil. Un ordinateur sur son bras droit, l’autre à sa gauche, M. Dubourg invite à comparer deux réalisations : « D’où vient leur différence ? Quelle présentation préférez-vous ? » Les réponses fusent, le professeur teste les hypothèses sur le tableau interactif, puis amène ses élèves à repérer les bonnes clés techniques. Quand la sonnerie retentit, tous peinent à mettre de côté leur projet, l’un sur les tours de magie, d’autres sur les jeux vidéo ou encore les mangas.
Mais la parenthèse ne se referme pas pour autant sur cette expérience de pédagogie interactive lorsqu’ils quittent la salle. Car dans ce collège de Limeil-Brévannes, de plus en plus de cours intègrent les nouvelles technologies. Le virage a été pris en 2012, quand le conseil général du Val-de-Marne a décidé d’équiper chaque nouveau collégien d’un ordinateur portable. « Le but était de lutter contre la fracture numérique. Le comité Ordival nous a aussi invités à utiliser le matériel en cours et, dès que les élèves ont eu vent de ce dispositif, leur demande a été très forte », raconte Jean-Claude Jasmin, principal de l’établissement. A l’époque où les salles étaient seulement équipées d’un poste fixe et d’un vidéoprojecteur, le numérique avait des avantages pratiques, pour signaler par exemple des absences au conseiller d’éducation. Désormais, il ouvre de nouveaux terrains pédagogiques.
Professeur en sciences de la vie et de la terre, Frédéric Véron a fait partie des pionniers. « Bonjour, allumez vos ordinateurs », lance-t-il à la classe de 6e qui s’installe dans le laboratoire. Dans ses cours, désormais, « le classeur, c’est le portable ». Vaste espace de stockage pour leçons et documents, la machine apporte aussi des outils créatifs qui vont justement être mis à profit. Après avoir découvert les grandes catégories du monde animal comme les vertébrés, incluant les mammifères ou les oiseaux, les élèves doivent les mobiliser pour présenter un spécimen en vidéo. Pour ce travail, ils disposent d’une part de la webcam intégrée à leur machine, d’autre part, selon leur choix, de squelettes de poule, chat et poisson ou encore d’un pigeon empaillé. « La classification des êtres vivants est un chapitre difficile à appréhender. Or les outils numériques motivent les élèves, tout en leur permettant d’aborder les connaissances sous un autre angle. » Effectivement, ils semblent prendre leur mission à coeur.
Un groupe s’interroge sur la meilleure manière de placer le chat devant la caméra : de face ou de profil ? « Il est carnivore, il faut montrer ses grosses dents mais dire aussi qu’il a un petit estomac », lance l’un d’eux. « C’est un félin », ajoute son camarade, avant de suggérer d’interviewer le professeur dans le petit film. M. Véron veut bien se prêter au jeu, mais on-t-ils vraiment préparé leurs questions ? Aussitôt, l’un se saisit d’une feuille de papier pour griffonner des idées, l’autre ouvre le traitement de texte de son ordinateur. « Signe que le numérique n’est pas antagoniste de l’écrit », glisse l’enseignant. Ce qui aurait pu être une séance d’observation statique s’est mué en un petit travail de mise en scène. « Le numérique rompt avec l’organisation frontale de la classe. Le professeur n’est plus celui qui dispense un savoir que les élèves prennent en note. Il les accompagne dans l’acquisition de compétences et remet les savoirs en perspective », ajoute M. Véron.
Voilà qui fait écho aux réflexions de Michel Serres dans son ouvrage Petite Poucette (éditions Le Pommier, 2012). Avec une foule d’informations à portée de clic dans leur environnement quotidien, les adolescents d’aujourd’hui ne se sentiraient plus à l’aise lorsqu’ils doivent, immobiles sur une chaise, écouter le « portevoix » du maître ; « la salle d’autrefois est morte », assure le philosophe. Et, de fait, dans certaines classes de Daniel-Féry, le centre de gravité a bougé, comme en cours d’anglais, où les tables sont regroupées en « îlots » de quatre pour faciliter la coopération lors des exercices de compréhension ou d’expression orale.
Professeure d’histoire-géographie, Aurélie Trinkwell explique qu’elle a dû rompre avec ses habitudes de début de carrière. « On apprend à se mettre en retrait. Mais le rôle de l’enseignant reste essentiel pour canaliser les échanges vers des résultats productifs. » Dans la même discipline, sa collègue Marie-Astrid Deweerdt s’enthousiasme de toutes les mises en situation possibles. « Auparavant, nous imaginions déjà des scénarios ludiques pour motiver les élèves, reconnaît-elle. Mais le numérique nous donne accès à un champ de ressources beaucoup plus large et varié », explique-t-elle. Voilà qui permet de construire des activités concrètes autour de notions aussi complexes que la mondialisation. A partir de différents sites Web spécialisés en logistique, les élèves de 4e ont ainsi identifié les lieux de production puis d’assemblage de smartphones puis retracé leur trajet jusqu’au Val-de-Marne.
Labyrinthe d’informations à explorer, le numérique permet encore de mener une réflexion à l’échelle de la classe sans que cela ne tourne à la cacophonie. Pour élaborer un compte rendu en sciences, les élèves utilisent le traitement de texte Framapad grâce auquel ils peuvent intervenir sur un document commun depuis des postes de travail différents et commenter chaque proposition en échangeant par chats.
Parfois même, le dialogue se poursuit hors du collège. Pour que ses élèves ne soient pas démunis chez eux, face à leur travail personnel, Sébastien Dubourg a conçu un site sur mesure, avec des bilans de cours, des points de grammaire ou encore des fiches de phonétique. Ceux qui n’ont pas tout compris en classe ont là une occasion de raccrocher, ceux qui veulent réviser trouvent matière à s’exercer. « Ils s’y connectent en dehors de la classe », assure le professeur, dont l’initiative a été saluée lors du Tour de France du numérique pour l’éducation, en 2013. Mais il prévient : « Il faut que les documents soient faciles d’accès, sinon beaucoup se découragent en chemin. »
Tout en offrant un accompagnement personnalisé aux élèves, le numérique est aussi une « manière d’ouvrir aux parents une fenêtre sur la classe », remarque M. Véron, qui a reçu des mails enthousiastes de familles ayant partagé les expériences de sciences filmées par les élèves. Un bon signe pour une équipe de professeurs très motivée, avec bien d’autres projets en vue, de la twitt’classe à l’évaluation sans notes. D’ailleurs, avec l’arrivée imminente du Wi-Fi dans toutes les salles de l’établissement,
les pratiques numériques vont aller crescendo.

Aurélie Djavadi

« Amener de l’émulation, non de la compétition »

A l’école primaire Garcia-Lorca, en banlieue lyonnaise, l’entraide, le respect des autres et l’autonomie n’ont rien de notions théoriques. C’est même la base de tout travail scolaire.

Il est 8 h 20, ce jeudi 13 novembre, à l’école publique Federico-Garcia-Lorca de Vaulx-en-Velin, en banlieue lyonnaise. Dans sa salle, Nicolas Vallot attend ses élèves. Un garçon pose ses affaires et prend un Rubik’s Cube qu’il résout en quelques minutes, pendant qu’une enseignante vient informer son collègue du thème du prochain « débat philo » : « Qu’est-ce que le travail ? » Puis le professeur descend dans la cour chercher le reste de sa classe, qui rentre librement, sans rang.
Nicolas Vallot enseigne dans cette école depuis sa sortie de l’IUFM, il y a dix-huit ans. « Je suis arrivé, et j’ai eu une classe de CE1. J’ai vu que ça ne pouvait pas fonctionner », raconte-t-il. « Ça », c’est une classe avec un seul niveau. Inspiré par la pédagogie Freinet, il décide donc, avec le soutien de sa direction, de regrouper les élèves par cycle. Sa classe de cycle 3 comprend ainsi des CE2, CM1 et CM2, respectivement nommés premières, deuxièmes et troisièmes années. Aujourd’hui, au sein de cette école primaire de 226 élèves, neuf des onze classes fonctionnent ainsi, avec quatre classes de cycle 2 (CP et CE1) et cinq de cycle 3. « Tous les élèves ne sont pas au même point dans leur apprentissage au même moment, estime Nicolas Vallot. Cette organisation permet à chacun d’aller à son rythme : si un enfant n’a pas acquis un point en première année, il l’acquerra en deuxième. »
Dans sa salle, les tables sont disposées en îlots de quatre, avec obligatoirement un représentant de chaque niveau pour favoriser l’entraide, le travail en groupe et l’autonomie. « J’essaie d’amener de l’émulation, non de la compétition », explique-t-il. Sa pédagogie est une réponse aux inquiétudes qu’un économiste comme Yann Algan pointait dans La Société de défiance (coécrit avec Pierre Cahuc, Editions Rue d’Ulm, 2007). Si l’on veut une société plus solidaire, où l’on coopère mieux, il faut d’abord que l’école en donne envie aux enfants.
La journée commence par un temps de « travail personnel ». Certains terminent une écriture d’invention, d’autres se consacrent au projet de « Repas du monde » où chacun devra apporter un plat de son pays d’origine. Assis à son bureau au centre de la salle, le professeur aide une élève en difficulté sur l’écriture, tout en adressant des consignes de calme aux plus dispersés. A côté d’eux, Léo planche sur un texte qu’il devra lire lors d’un futur atelier radio. Shana vient l’aider. « Ne lui fais pas apprendre par coeur, il faut qu’il le comprenne », conseille le maître. Dans la classe, les élèves se déplacent librement, sans avoir à demander la permission pour se lever, boire ou aller aux toilettes. Leurs droits varient selon la couleur de leur « ceinture », attribuée en fonction de l’attitude et de l’implication (pour le reste, le travail est évalué par des appréciations et par des notes deux fois par an). En cas de mauvais comportement, l’élève est « suspendu de ceinture », et perd ses droits pour une ou plusieurs semaines.
Lors de l’atelier de français, un texte avec des fautes est projeté au tableau et les élèves débattent sur les corrections à faire ou non, expliquent leur point de vue. « C’est mieux que d’apprendre des leçons, surtout qu’on ne les lit pas souvent… », explique Camille, élève de deuxième année. Orthographe, grammaire, conjugaison : tout est abordé de façon globale. « Au lieu de passer une heure sur une notion dont on ne parle plus ensuite, ajoute Nicolas Vallot, on la traite tout au long de l’année. Les élèves l’intègrent mieux ainsi. » Après la récréation, quelques élèves de classes différentes se dirigent vers la salle radio pour une « émission » de dix minutes. Certains proposent une charade, d’autres lancent un message publicitaire pour la vente de gâteaux du lendemain… Tout cela sans adulte. « J’entends des professeurs d’autres écoles dire que les élèves manquent d’autonomie, souligne Nicolas Vallot. Mais c’est parce que l’autonomie n’y est pas favorisée ! » Or, selon lui, il est primordial que l’enseignement intègre cette dimension.
L’émission terminée, les élèves rejoignent leurs camarades à l’atelier mathématiques, en choisissant un exercice selon leur niveau ou en travaillant sur tablette. Après le français, les maths : toutes les matinées sont consacrées à ces deux disciplines. « Mettre l’accent sur le vivre-ensemble n’empêche pas de travailler le lire-écrire-compter, bien au contraire, assure Nicolas Vallot. Pour apprendre, il est indispensable que l’élève ait confiance en lui et prenne du plaisir. » Une manière de faire qui peut troubler certains parents habitués à des méthodes plus classiques. « Mais quand on leur explique, ils adhèrent. De plus, lorsque je reçois les résultats de mes élèves au collège, je vois qu’ils sont au même niveau que les autres, voire légèrement meilleurs… » Un constat qui donne le sourire au professeur, dont « l’objectif est que les élèves soient prêts à poursuivre leur scolarité, tant au niveau des acquis que du relationnel, du respect des autres… » Il est 14 h 30. L’atelier culture se termine et l’heure de la récréation a sonné. Une petite dizaine d’élèves reste en classe – ils en ont le droit car ils ont accédé à la ceinture orange – pour faire des maths sur les tablettes. Un autre demande soudain au maître : « Mais, Nicolas, on n’a pas fait le débat philo ! » « Demain », le rassure le professeur.

Erwin Canard

La pédagogie, un vrai travail de fourmi

En observant jour après jour la vie d’une fourmilière, une classe de CM1-CM2 a ainsi renoué avec ambition et plaisir d’apprendre

Transformer des enfants de banlieue parisienne en véritables chercheurs en sciences, c’est le projet pédagogique un peu fou, né en 2012 sous l’impulsion d’une enseignante, Ange Ansour, en partenariat avec François Taddéi, chercheur en biologie et président du CRI, le Centre de recherches interdisciplinaires de Paris. Reconvertie à l’enseignement après un passé de traductrice au Quai d’Orsay, Ange Ansour installe une fourmilière dans sa classe de CM1-CM2 de l’école Paul-Vaillant-Couturier de Bagneux (Hauts-de-Seine), classée Eclair (écoles, collèges et lycées pour l’ambition, l’innovation et la réussite). « Le pire du pire de la ZEP », comme elle le résume en souriant.
Convaincue du potentiel de ces jeunes chercheurs qui s’ignorent, elle s’inscrit
dans le projet « Les savanturiers », encouragée par « son » inspecteur, mais « peu soutenue, voire franchement ignorée » par la directrice de l’école, qui n’a d’ailleurs pas souhaité donner son point de vue sur les retombées de ce projet. « Heureusement, mes expériences professionnelles précédentes m’ont rendue moins impressionnable. Ce n’est pas le cas de certains de mes collègues, qui doivent abandonner, faute de soutien », déplore-t-elle.
Sans formation scientifique particulière, elle invente, détourne ou combine
de nouveaux moyens d’enseigner, fait venir des chercheurs dans l’école, invite les parents à construire la fourmilière, tente de redonner confiance et goût d’apprendre à des enfants qui ne se seraient jamais imaginés en chercheurs, de replacer la curiosité et le plaisir au coeur de l’école.
« Sûrs d’eux face à des spécialistes » A ceux qui pourraient l’accuser de délaisser des enseignements fondamentaux comme la lecture ou le calcul, elle répond que « de nombreux éléments du programme pouvaient être traités à travers notre recherche sur les fourmis. Lire et écrire ont été l’alpha et l’oméga du projet. » Pour cela, les 18 élèves consignaient leurs expériences sur un cahier personnel et partageaient leurs conclusions sur un document numérique accessible à toute la classe. « Tout est une question
d’organisation. J’ai réussi à dégager du temps en séparant la classe en groupes de travail, explique-t-elle. J’ai pu motiver les bons élèves en les autonomisant et prendre davantage de temps pour les élèves plus en difficulté, les fédérer autour d’un projet commun. Je n’ai rien inventé. »
Modeste, soit, mais fière aussi. Depuis la fin de l’expérience, ses élèves sont entrés au collège et la plupart s’y épanouissent. L’enseignante déplore cependant un effet pervers de ses encouragements à davantage d’ambition : certains parents ont déserté le collège de secteur de Bagneux, Henri-Barbusse. Avec un taux de réussite au diplôme national du brevet de 82,3 % en 2014, soit trois points de moins que la moyenne nationale, il a une mauvaise réputation dans le département, malgré de nombreuses initiatives. Impossible cependant de savoir si cette désertion est plus massive depuis le projet d’Ange Ansour, le principal du collège n’ayant pas voulu s’exprimer à ce sujet. Toutefois, selon l’enseignante, « de nombreux parents ont préféré placer leurs enfants dans des établissements privés ou de meilleure réputation ».
Autant voir le côté positif : les parents ont intégré le discours de l’enseignante autour de la réussite de leur enfant. Preuve qu’ils sont aujourd’hui forts du sentiment que leurs enfants ont les mêmes capacités que les autres, malgré le contexte socio-économique de ces quartiers. Difficile de mesurer objectivement les progrès accomplis par ces élèves au cours de l’année.
Que conserveront-ils de cette expérience ? « Une chose qui m’a marquée, se rappelle l’enseignante, c’est le moment où nos fourmis ont commencé à construire une muraille, un comportement jamais observé auparavant. Mes élèves ont complètement réinvesti la question et rassemblé des preuves. Ils étaient sûrs d’eux et de leurs observations et les ont défendues face à des chercheurs spécialistes des fourmis qui leur disaient que c’était impossible. Ils ont développé une vraie confiance en eux-mêmes, en partie grâce à ce projet. » Aujourd’hui, le projet est resté ponctuel, et Ange Ansour n’enseigne plus. « Pour l’instant », tient-elle à ajouter. Elle a intégré le CRI comme chargée de mission du projet « Une école, un chercheur, une expérience ». Depuis la rentrée, une quarantaine d’ateliers sont proposés dans une vingtaine d’écoles parisiennes. Des ateliers impossibles à implanter sans l’impulsion d’un enseignant, comme elle l’avoue volontiers : « J’y ai consacré énormément de temps et d’énergie, ce n’est pas quelque chose que l’on peut systématiser, et, d’ailleurs, ce n’est pas souhaitable. Ce sont de nouvelles méthodes qui essaimeront petit à petit. » Un vrai travail de fourmi, donc.

Laura Buratti
Vaulx-en-velin (rhône) - correspondance

« Comme une promenade en calèche à l’ère de l’automobile »

e n t r e t i e n | Spécialiste du numérique, Marc Prensky propose de dépoussiérer les programmes d’enseignement, pour que l’école tire profit des avancées du monde connecté et intègre les savoirs du troisième millénaire.

Diplômé de Yale et de la Harvard Business School, l’Américain Marc Prensky a enseigné dans une école du Connecticut, puis un collège de New York, avant de rejoindre le Boston Consulting Group, pour s’intéresser à l’apprentissage par les jeux sérieux. Depuis quinze ans, cet écrivain et conférencier peu connu en France s’intéresse à la génération des « digital natives » et à leur rapport aux apprentissages. Dans son dernier ouvrage, The World Needs a New Curriculum (« Le monde a besoin de nouveaux programmes scolaires », The Global Future Education Foundation and Institute, 72 pages, non traduit en français), il se penche sur les enseignements de demain.

Les écoles du monde occidental cherchent à entrer dans le troisième millénaire, sans trop savoir comment s’y prendre… Quel regard portez-vous sur ce mouvement ?

Le problème de l’éducation est mondial. Il y a un déphasage entre l’offre et les besoins. Notre école reste trop focalisée sur les connaissances du passé. Nos parcours scolaires sont comme une promenade en calèche à l’ère de l’automobile ! Nous avons partout besoin de programmes nouveaux. « The world needs a new curriculum » est le titre d’un de mes derniers livres, et je sens bien que le ralliement s’opère de plus en plus autour de cette idée.
Sur le fond, la mission de l’école n’a pas bougé. Comme aux siècles précédents, elle doit aider nos enfants à devenir des adultes capables d’améliorer le monde. Apprendre n’est pas un but en soi, juste un moyen. Et pour que la génération à venir soit capable de créer des sociétés meilleures, il faut lui enseigner à penser efficacement, à agir, à vivre ensemble. Pour cela, il faut puiser dans les sciences et les humanités. Mais pas n’importe comment, car tous les savoirs enseignés ne sont plus utiles.

On ne va tout de même pas chasser le lire-écrire-compter de nos écoles ?

Il est évident que certains aspects des mathématiques, le maniement du langage, les sciences et l’histoire restent essentiels. Mais avant de creuser ces disciplines dans le détail, l’école doit aussi enseigner à penser, agir, vivre et travailler avec les autres et permettre le développement personnel de chaque enfant. Or aujourd’hui, elle n’enseigne pas cela de façon assez systématique. Nous sommes très forts en logique et en mathématiques, mais cela ne suffit plus. L’école doit contribuer à forger des adultes créatifs, capables de travailler ensemble, collaborer, résoudre les conflits.

Comment définiriez-vous l’enseignement de demain ?

Le métier d’enseignant est en mutation. Là où il ne l’est pas encore, cela ne saurait tarder. L’enseignant n’est plus un M. Je-Sais-Tout, présentateur, metteur en scène, conteur et arbitre de la vie de classe. Il devient un coach, un guide, un partenaire pour les élèves, qui doivent apprendre par eux-mêmes, aidés en cela par la technologie. Face à une classe – structure inventée pour des raisons plus économiques que pédagogiques –, l’enseignant cherche de plus en plus à créer une dynamique de groupe pour que ses élèves se mettent en action. Beaucoup de professionnels sont très conscients que le but n’est pas que la classe les écoute, mais qu’elle se mette au travail, qu’elle comprenne et avance. Chaque élève, chaque groupe, doit comprendre et progresser pour lui, certes, mais aussi parce que sa connaissance aidera sa communauté et plus largement l’humanité à faire un petit pas en avant.

Pas si simple pour l’enseignant lui-même formé au cours magistral. Quel est son rôle ?

Il est présent pour assister les élèves. Il doit penser une organisation qui va leur permettre de se mettre au travail et de s’approprier les savoirs. Il doit leur poser les bonnes questions, susciter leur curiosité, éveiller leur intérêt. Il est là pour aider tout le monde à avancer, à la fois en groupe et seul. Il est le garant de la qualité et de la rigueur du travail fourni.

L’entrée de la technologie dans les classes pousse à ce changement. Mais elle fait parfois peur aux parents et son intérêt n’est pas toujours perçu par les enseignants…

La jeune génération a la chance incroyable d’être née à l’aube d’un monde nouveau. Prenons assez de recul pour regarder les deux millénaires qui viennent de s’écouler. Durant le premier, l’humanité a vécu du travail de la terre. Durant le deuxième, nous sommes devenus constructeurs, créateurs et avons mis sur pied une société industrielle. Au troisième, celui que nous entamons, l’humanité explore de nouvelles directions. Regardez comment nous scrutons le fonctionnement de notre cerveau, observons l’espace et commençons à nous intéresser au monde virtuel. Ces explorations vont repousser les limites de l’humain, aussi bien physiquement et intellectuellement que spirituellement.
Notre rôle à nous, adultes éducateurs, est d’aider nos enfants à entrer dans ce monde nouveau, aux frontières repoussées.

Dans un de vos livres, vous développez le concept de « sagesse numérique ». Que signifie cet étrange concept ?

Savoir utiliser la machine pour les tâches qu’elle fait mieux que nous, savoir faire confiance au cerveau humain pour sa supériorité sur la machine… Voilà ce qu’est la sagesse numérique. Trouver un juste équilibre entre ces deux approches s’apprend. L’éducation y contribue. Ce nouvel équilibre peut d’ailleurs déplacer ce qu’on pensait immuable. Regardez la perception qu’ont les adolescents de la propriété intellectuelle. C’est intéressant… Bien sûr que nos enfants doivent montrer du respect pour le passé et les attitudes du passé, mais nous ne devons pas les enfermer dans ce passé.

Vous dites que la sagesse, c’est que la technologie devienne une extension de notre cerveau. Cela ne risque-t-il pas de créer plus de passivité chez les adolescents, c’est-à-dire une attitude contraire à l’apprentissage ?

Absolument pas ! C’est même l’inverse. La jeune génération est beaucoup plus active que passive. C’est la génération d’avant, celle qui a grandi devant la télévision, qui était passive. Regardez à quelle vitesse les jeunes se familiarisent avec les nouvelles technologies, observez comment il y a toute une vague du « faire » dans le sillage de l’imprimante 3D. La jeune génération veut fabriquer, créer avec les outils de son époque. Les adolescents ont à leur disposition, parfois dans leur poche, les outils créatifs les plus puissants que le monde ait jamais connus. Arrêtons de critiquer nos enfants parce qu’ils ne nous ressemblent pas. Notre rôle est de les encourager à utiliser ces outils pour construire le monde de demain.

Dans ce moment d’incertitude et de transition, comment décider des savoirs qui seront nécessaires demain ?

D’abord arrêtons de préparer nos enfants à un monde dans lequel la technologie n’était pas fiable. La plupart des choses que nous avons apprises par cœur peuvent se retrouver aujourd’hui facilement sur le Net. Souvenez-vous qu’il y a dix ans à peine nous mémorisions encore les numéros de téléphone… Certains veulent encore faire croire qu’utiliser Google en classe c’est tricher, que Wikipédia n’est pas fiable. Dans de nombreuses autres circonstances, nous devons, nous adultes, réviser nos croyances. Sauf si l’on veut garder une calèche dans son garage en cas de défaillance de l’automobile. Une bonne partie des programmes enseignés aujourd’hui sont inutiles. Si nous voulons lutter efficacement contre l’ennui en classe, contre le décrochage, il faut que les élèves se sentent concernés par ce que l’enseignant propose. Nous pouvons très bien développer la pensée logique en enseignant la programmation, plutôt que des connaissances moins utiles. C’est d’autant plus important que les adolescents apprendront ainsi à prendre le contrôle de la machine. Et c’est beaucoup plus motivant que bien des exercices factices pour développer la logique !

Et comment l’école peut-elle éduquer à la liberté dans ce maillage serré ?

Nos enfants sont plus libres dans ce monde technologique que leurs aînés ne l’ont jamais été… à condition qu’on cesse de les brimer.

Oui, mais les éducateurs ont aussi le souci de ne pas en faire des geeks. Ils craignent que ce monde technologique rende virtuelles les relations humaines. L’hyperconnexion ne favorise pas la rencontre…

Une communication profonde et sincère peut passer par l’écrit. Souvenez-vous des lettres que vous avez reçues ! Par ailleurs, si vous êtes adeptes des haïkus ou des aphorismes, vous savez qu’on n’a pas besoin de beaucoup de mots pour formuler une pensée profonde. Le monde des relations évolue, mais nous n’entrons pas dans une ère de solitude pour autant. Arrêtons de penser que parce que les adolescents ne parlent pas la même langue que nous, ils communiquent moins bien. Chaque langage a ses forces et ses faiblesses, mais l’homme sait s’emparer de chacune d’elles suffisamment bien pour toujours communiquer avec profondeur. Le grec et le latin sont devenus des niches ! Nous avons maintenant une langue nouvelle qui est celle de la technologie. La vidéo, la programmation sont des nouveaux langages. D’autres vont apparaître, encore inconnus de nous.

Propos recueillis et traduits par
Maryline Baumard

 
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