Arts Plastiques

Cycle iconographique réalisé par Le Véronèse, à la Villa Barbaro du Palladio

12 / 02 / 2015 | François Miquet

PRESENTATION du
Cycle iconographique réalisé par Le Véronèse, à la Villa Barbaro du Palladio,
à Maser, près Venise.

Paolo Caliari dit le Véronèse
Vérone 1528 - Venise 1588

INTRODUCTION :

Avec le cycle décoratif pour la Villa Barbaro à Maser, en Vénétie ( 1562 ) Véronèse réalisa une des entreprises majeures de la peinture vénitienne, mais aussi de la Renaissance qui se termine. Cet immense travail est à la fois la conclusion des précédentes expériences et leur dépassement. Il marque un moment particulièrement heureux d’une production artistique dans tous les domaines qui commençait à atteindre des proportions inimaginables, dans le contexte très dynamique de la concurrence entre les artistes et le marché de l’art, à Venise ( cf.la concurrence entre TITIEN, Le TINTORET, VERONESE, à Venise )
Au tournant du XVIe siècle, le déclin des activités commerciales incite la vieille noblesse vénitienne, étroitement liée au commerce maritime, à investir dans la terre - terraferma. Le phénomène de la villégiature à distance de la lagune et des ports de Vénétie, prend une ampleur particulière vers 1540 et d’immense propriétés seront constituées dans l’arrière-pays.
Les nobles vénitiens reconvertis dans l’agriculture font bâtir sur leurs domaines un nouveau type de résidences, à la fois fermes et palais. Ces villas, en reliant l’utile et le beau, constituent une révolution architecturale accomplie par Andrea Palladio. Parmi la trentaine qu’il réalisera, se trouve celle commandée par les frères Marcantonio et Daniele BARBARO près de Maser, dans la région de Trévise. Passionné d’architecture, Daniele Barbaro, patriarche d’Aquilée, mais surtout humaniste actif, est l’auteur d’une traduction commentée du De Architectura de VITRUVE.
Les deux fonctions d’exploitation et de résidence trouvent leur traduction dans le plan symétrique de la Villa.
Dans un esprit humaniste, l’agriculture fut alors placée sur une base métaphysique qui n’est pas sans reprendre la conception romaine archaïque qui tient la place et la pratique de l’agriculture, comme majeure et fondatrice.
Enfin, car c’est tout d’abord cet angle que nous explorerons, la Villa Barbaro, à MASER, présente un programme qui articule la re-lecture des emprunts savants à l’antiquité ( philosophie, géométrie, horticulture ) à l’humanisme, qui se comprend, alors que la Renaissance se termine, comme un modèle à transmettre, pont entre l’antiquité et les temps modernes.

2/ LA VILLA BARBARO du PALLADIO
Principes, organisation, symbolique

Tout d’abord, il est important de considérer les appuis des villas palladiennes réalisées en Vénétie.
Les fondements architecturaux de l’architecture palladienne sont scellés par un pacte avec l’antiquité classique, en refusant l’évolution compliquée des arts de la Renaissance dans ce mouvement qui précède le Baroque et qu’on appelle le Maniérisme, lequel achève et questionne les acquis de la Renaissance.
Au cours du XVI°siècle, les villas deviennent des lieux de retraite pour accueillir les citadins cultivés qui trouvaient dans les loisirs offerts par l’ existence bucolique une compensation à la vanité de leur activité politique. Cela reprend le notion chère aux patriciens romains de l’otium.
L’architecture des villas, mais aussi l’agriculture, toujours fondamentale à la vie à la campagne, firent l’objet de recherches historiques orientées par la transposition de valeurs et conceptions romaines qui articulent ces deux domaines pratiques à une réflexion à propos de la vie vertueuse et du bon ordre cosmique : ordo mundi. Pour ses clients, qui appartenaient à l’aristocratie de Vicence et Venise, Palladio élabora un concept architectural subtilement adapté à leurs besoins culturels et économiques et mit la villa antiquisante, privilège réservé jusqu’alors aux papes, aux princes, aux riches patriciens, à la portée du plus grande nombre d’intéressés. L’ennoblissement de la villa par la mise en valeur du corps de logis, l’ordonnance symétrique des différents corps de bâtiments, l’introduction des plans antiquisants et d’un vocabulaire classique ne dépendaient ni des dimensions de l’ensemble, ni du rang social du propriétaire ou de l’influence politique que celui-ci exerçait ; c’était au contraire l’architecture de Palladio qui conférait aux occupants le prestige moderne d’une culture classique.

L’agriculture est reliée aux idéaux humanistes, pour reprendre l’idéal spirituel de l’Arcadie : agriculture et horticulture deviennent des activités dignes d’un gentilhomme.

L’architecture de Palladio, dont le vocabulaire veut célébrer et continuer le classicisme des règles architecturales de Vitruve est en quelque sorte une démonstration de citations dont l’élégance et la rigueur, avec le constant principe de symétrie et de respect des ordres canoniques - ionique, dorique et corinthien - dut paraître nouvelle aux contemporains cultivés, plutôt habitués à l’accumulation ostentatoire des façades et décors maniéristes.
Les villas palladiennes vont constituer en architecture l’équivalent de la quête humaniste d’une recomposition et d’une transmission du legs culturel antique gréco-romain, "purifiées" des outrances manièristes. Il faut voir, à ce propos, l’autre grande villa palladienne en Vénétie : la Rotonda.

Vers 1550, l’architecte Palladio débute son amitié avec les frères Barbaro qui lui donnent accès aux cercles humanistes aristocratiques,en particulier Daniele qui fut le Patriarche d’Aquilée, membre du Concile de Trente, aux influences décisives ( Contre-Réforme ). C’est Daniele Barbaro qui contribuera aux commentaires des "Dix livres de l’architecture de Vitruve ", édités en 1556.
La villa Barbaro est pensée comme un dispositif qui articule les fonctions et les symboles, comme par exemple les cadrans solaires de façade destinés au repérage des heures mais flanqués de signes astrologiques ( voir documentaire ).

La villa Maser est située sur une pente douce, au pied des collines qui s’élèvent au-dessus des champs plats de la Vénétie, au début de la montée vers les alpes du Nord.
De la fenêtre centrale s’ouvrant au milieu de la façade à portique, les frères Barbaro pouvaient contempler leurs vergers et surveiller l’activité de leurs paysans.
S’ils se retournaient, c’était pour pénétrer dans le grand " salone", en forme de croix, situé au " piano nobile".
Par la porte située au fond du "salone", les propriétaires pouvaient sortir sur une terrasse à flanc de colline pour contempler un élégant "nymphaeum" orné de nombreuses figures allégoriques.
L’eau est un thème important dans la conception et la symbolique de la villa Barbaro, à Maser.
Mais aussi, les villas palladiennes récapitulent un demi-siècle d’importance donné au décor intérieur.

3/ LE DECOR du VERONESE à la Villa Barbaro, Maser
Le salon de l’Olympe, le plafond du triomphe de la Vérité

Véronèse, comme Le Palladio, porte une attention marquée au classicisme, au sens de l’intégration raisonnée d’une compréhension de l’art qui reconduit l’héritage de la première renaissance ( 1400-1500 ) relié au dévoilement accéléré du legs antique ( fouilles plus fréquentes, augmentation des collections d’antiques ) . Il faut signaler que Vérone, sa ville natale, s’enorgueillissait d’un remarquable patrimoine archéologique, déjà identifiée. Ainsi, dans le Palais des Doges, à Venise, Vérone est symbolisée par ses arènes.En 1561, le Véronèse se rend à Rome, pour l’identification d’antiques ( ruines, collections de statues, iconographie des bas-reliefs funéraires ).
Veronèse est particulièrement intéressé par la description antique des paysages encadrés et des architectures fausses, dont certains exemples sont parfois ressortis des fouilles ( voir décors de l’architecture peinte dans la peinture romaine entre le Ier s.et le IIIe siècle avant notre ère ).
La découverte de la quête de l’illusion, dans la peinture romaine, entraîne un désir de ré-interprétation et de relecture. Par exemple, la salle cruciforme de la Villa Barbaro, à Maser cherche à être la reconstitution du triclinium de la villa Laurentina, décrite par Pline l’ancien.
Il est clair que la capacité de Paolo Véronèse dans le domaine de la peinture en trompe-l’oeil atteindra dans la Villa Barbaro, son point culminant. La peinture en trompe-l’oeil s’étend sur toutes les zones de la décoration intérieure de la villa, pour mettre en évidence cette question : Où est l’illusion, où est la réalité ?
Des fenêtres encadrées de colonnes donnent sur des paysages arcadiens dont le caractère idéal est souligné par la citation de ruines antiques. A proximité, de vraies fenêtres permettent, quant à elle, un aperçu sur le vrai paysage : le vrai paysage gagne-t-il en valeur à cause du lien ainsi établi avec le paysage idéal, ou la prétention du paysage peint de reproduire parfaitement la réalité est-elle augmentée et rendue plus manifeste par leur proximité ? L’art du XVIe questionne cette tension entre l’artifice et la réalité, pour montrer que l’art est un théâtre de symbole, un système d’apparitions et de disparitions qui trompe l’évidence et construit un discours à clé. Le voir est un discours : Ut pictural poesis…La peinture comme la poésie…

Ainsi, la peinture du grand artiste vénitien, à la Villa Maser, a pour but de révéler la correspondance entre les arts, pour devenir un théâtre de mémoire à plusieurs niveaux de lecture autant qu’un jeu savant à propos du vraisemblable et du feint, de l’apparent et du caché. Cette dimension théâtrale rythme en permanence le parcours du visiteur, dans les salles qui se succèdent selon un plan cruciforme, au " piano nobile" ( L’étage noble ).

Par exemple, dans un coin se tient une hallebarde peinte ; un chasseur peint rentrant de la chasse avec ses chiens par une fausse porte. Dans la salle de l’Olympe, clé de ce programme iconographique, qui articule le profane et le religieux, divers personnages sont représentés grandeur nature à la balustrade qui court tout le long de cette pièce, vêtues selon leur époque, observatrices des activités de la Villa. On notera, dans ces peintures sous-jacentes au décor du plafond du salon de l’Olympe, la célèbre " Femme au balcon - Giustina Barbaro- avec sa nourrice ". Ce personnage peint, richement vêtu, est emblématique de cette tendance majeure de l’oeuvre de Véronèse qui cherche à jouer théâtralement de l’art de peindre, pour surprendre le spectateur avec l’apparition de figurants picturaux posés dans les dispositifs de l’architecture feinte : fausses fenêtres, fausses niches, fausses embrasures, faux balcons…Il faut voir, comme témoignage éloquent du métier de Véronèse, les fameuses " Noces de Cana" (1562-63 ) peinture majeure aujourd’hui déposée au Louvre.

Alors, le programme iconographique du Véronèse, pour cette villa, sera l’expression de l’humanisme des gentilshommes, pour souligner un accord entre le mythe, le paysage, l’illusion, l’allégorie et la rhétorique, l’immanent des activités humaines et la transcendance de l’idéal porté par l’association platonicienne et chrétienne de la beauté, de la vertu et de l’harmonie.
C’est pourquoi la peinture n’est pas seulement délectation optique et sensible, mais un discours savant à propos du feint et du peint, du paradoxe entre l’illusion trompeuse et la tangibilité transitoire de la réalité, rythmée par les saisons et l’activité de la villa qui associe agriculture et haute culture humaniste.
A ce propos, la démonstration de la fréquentation d’une culture humaniste réservée à des cercles électifs fait de l’architecture de la ville et de son décor un complexe de références qui relie citations antiques, concepts philosophiques et politiques, morale chrétienne, avec le concours de figures allégoriques mises en scène.
Les motifs de la vie quotidienne sont mis en relation avec d’autres qui renvoient à la philosophie ou la religion.

Dans ce cheminement symbolique, il faut rappeler l’influence décisive de la philosophie néo-platonicienne, héritage de la qui présente la quête de l’harmonie entre le monde visible et invisible, en associant la beauté et la vertu.
Par exemple, la présence de musiciennes peintes dans ce programme iconographique renvoie à cette dimension clé de l’harmonie. Les musiciennes ré-affirment le pouvoir souverain de la musique sur le fracas des armes qui se sont tues, signifiées par les panoplies déposées dans les angles et des figures de cavaliers traités en monochrome sur les murs.
Dans la salle de l’Olympe, dont le décor hybride, le symbolisme néo-platonicien et l’allégorie chrétienne, le triomphe de l’harmonie est ostentatoire. Au centre, la sagesse divine est reconnaissable au dragon qu’elle foule à ces pieds. En même temps, elle est citation de la Vierge triomphante du mal, principale protagoniste de l’Apocalypse chrétienne qui termine le Nouveau testament.
L’Amour domine les antagonismes symbolisés par le dragon.
Dieux et déesses planétaires - Jupiter, Saturne, Diane, Mercure, Vénus, Apollon, Mars - entourent la Sagesse. Avec eux sont peints les divinités des éléments : Cybèle pour la terre, Vulcain pour le feu, Junon pour l’air et Neptune pour l’eau. Il y a donc un lien affirmé entre la quête de l’harmonie et de l’amour, pour que l’ordre du monde soit garanti et la place de l’homme, fructueuse et vertueuse. Dans une perspective typiquement maniériste, le peintre amalgame symboles sacrés et profanes.

En grisaille, aux quatre grands côtés du plafond octogonal, nous pouvons contempler les allégories de l’Abondance, de la Fertilité, de l’Amour et de la Fortune.
Les lunettes abritent les divinités des saisons ( Vulcain, Vénus, Proserpine, Cérès, Hercule, Bacchus, Ariane ).
L’ensemble de ce parcours iconographique relie, sous sceau de l’harmonie, la relation entre l’ordre cosmique, les sagesse et vertus, et la place de l’homme, au monde.
L’entrée principale est encastrée de deux niches avec les fausses statues en trompe-l’oeil de la Paix et de la Liberté.
Au-dessus des entrées latérales sont représentées les scènes du sacrifice de Curtius Rufus et la parabole du Bon Samaritain qui symbolisent, successivement, l’amour de l’Etat et l’amour du prochain. Ces deux représentations sont des allégories vertueuses des charges civiles et religieuses assumées par les frères Barbaro.

Pour conclure, nous dirons que ce programme riche d’allégories cherche à confirmer comment l’harmonie céleste transforme l’univers, à tous les niveaux, en un cosmos ordonné, dont l’homme est le garant par l’exercice de la justice et de la vertu, en reliant sagesse antique et morale chrétienne. L’humanisme cherche à faire la synthèse entre les conceptions, le legs de la sagesse antique ( platonisme, épicurisme, stoïcisme ) et la portée d’une morale de vie chrétienne.
Les sculptures extérieures reprennent aussi le thème de l’harmonie, à l’une des entrées de la villa, Saturne qui symbolise le temps dévorant et la Fortune, symbole de la terre-mère bienfaisante, encadrent l’accès à la terrasse, flanquée d’une fontaine où trône Neptune, garant des eaux vigoureuses et jaillissantes.

Avec le décor exceptionnel de cette villa, commandé en 1559 par Daniele Barbaro à Véronèse, le peintre accomplit un demi-siècle d’expériences à propos de la relation entre l’illusion et de l’allégorie. En 1510, Giorgione avait peint sur les murs du Fondaco dei Tedeschi des allégories profanes dans des niches, dont le principe survit ici.
Vers 1540, Jules Romain exploite les jeux du trompe l’oeil dans les salles immenses du Palais du Te, à Mantoue. Le souvenir des décors pompéiens est évident dans l’esprit de jeu qui traverse le décor de la villa Barbaro, à Maser. Décor somptueux, décor mondain et scénographique qui célèbre la correspondance entre l’agrément des arts et l’art de vivre. La Renaissance, dans un geste exceptionnel se récapitule et s’offre, avant le déploiement international du Baroque. Mais, surtout, avec cet exemplaire programme pictural, à Maser, c’est la peinture vénitienne du Cinquecento ( XVI°siècle ) qui affirme son apothéose, selon un grand art décoratif qui scénographie les surfaces, entre univers rêvé et réel. Le monde "véronèsien" est un monde de beauté où même les tragédies peuvent devenir d’élégants pas de danse, où l’amour sacré et l’amour profane ne se combattent pas, mais vivent ensemble avec bonheur, en dialoguant avec les rythmes de l’architecture conçue au diapason de l’harmonie entre le visible et l’invisible.

" Je fais des figures avec la considération qu’il convient"

Paolo Véronèse

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Deux excellentes présentations visuelles de la Villa Barbaro et de ses peintures
seront à mettre en relation avec cette synthèse :

http://artplastoc.blogspot.fr/2014/04/210-veronese-fresques-de-la-villa.html

( via Google, il suffit d’entrer " fresques villa barbaro/ artplastoc )

Puis :

Via "you tube" , je recommande de regarder le clair documentaire à propos de la Villa Barbaro, produit par
" Les films d’Ici"

 
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François Miquet