Arts Plastiques

La verbalisation ou l’art de rendre compatibles l’expression personnelle et les apprentissages

30 / 09 / 2016 | François Miquet

La verbalisation ou l’art de rendre compatibles l’expression personnelle et les apprentissages :

« J’ai pas fait grand-chose… »,
une verbalisation en classe de 6e

Apprend-t-on en parlant ? En quoi la parole de l’élève est-elle vectrice d’apprentissages ? Exemple dans une classe de 6e

Cette ressource aborde, par une étude de cas, une des dimensions essentielles de l’enseignement des arts plastiques sur laquelle les programmes insistent : l’explicitation de la pratique. Et, dans la didactique et la pédagogie des arts plastiques, cette explicitation se passe en grande partie dans un moment spécifique de l’enseignement : la verbalisation.

Par l’explicitation au travail dans la verbalisation, il est ici bien question de rappeler comment peut s’accompagner le mouvement formateur qui va du passage des expériences aux connaissances. Il est également question d’apprendre aux élèves à aller au-delà des intuitions pour se donner les moyens d’avoir des intentions, donc de s’exprimer et de prendre position, de penser et de communiquer avec des langages plastiques.

Les exemples choisis proviennent d’une situation de cours habituelle, volontairement retenue en la circonstance pour la plus grande économie de ses moyens. Elle tentait de faire émerger les ressources plastiques et conceptuelles, verbales et transitives des élèves en sixième, ainsi que les possibilités de la verbalisation. Des interactions y sont repérables entre les approches sensibles et réflexives de la pratique au moment où, dans le scénario pédagogique retenu, les
élèves comme le professeur ont « en main » des productions tangibles. C’est à l’enseignant, en accueillant la parole des élèves, la sollicitant et la favorisant à dessein, de lever les implicites – qui parfois sont de l’ordre des impensés, régulièrement deviennent des défaillances au regard de la norme scolaire, mais portent souvent en eux un intéressant potentiel poétique – pour
montrer et dire l’explicite des savoirs travaillés dans un apprentissage.

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Extraits des programmes

CYCLE 3 :
« Les apprentissages sont nourris par l’introduction de connaissances plus précises et par une attention plus soutenue à l’explicitation de la production plastique des élèves, des processus artistiques observés, de la réception des œuvres rencontrées. Il s’agit de donner aux élèves les moyens d’élaborer des intentions artistiques et de les affirmer ainsi que d’accéder à un premier niveau de compréhension des grandes questions portées par la création artistique en arts plastiques 1. »

CYCLE 4 :
« Privilégiant la démarche exploratoire, l’enseignement des arts plastiques fait constamment interagir action et réflexion sur les questions que posent les processus de création, liant ainsi production artistique et perception sensible, explicitation et acquisition de connaissances et de références dans l’objectif de construire une culture commune 2. »

Sommaire
• Introduction
• L’oral, parole et écoute, est la modalité de la verbalisation en arts plastiques
• La verbalisation, élément d’une culture pédagogique.
• Une organisation pratique pour mieux réfléchir
• Rappels des attendus des programmes d’arts plastiques relativement aux compétences
développées lors des temps d’échanges oraux
• Des travaux à la verbalisation : simplicité apparente et notions complexes
• Conclusion

Introduction

La verbalisation en arts plastiques est une temporalité spécifique dans le processus d’une séquence d’enseignement. Chaque séquence comportant des composantes plasticiennes, théoriques et culturelles, assurément la verbalisation s’inscrit dans un moment clé de la construction d’une distance critique et réflexive. Et ce processus rationnel n’écarte pas les voies (les voix aussi) du sensible.

Dans ce moment précieux et réitéré, qui articule ce qui s’est pensé dans la production et ce qui se pense dans une perception, il y a des enjeux de différentes natures. On évoquera immédiatement ceux de la construction d’une relation de l’élève à sa pratique, à celle
des autres et à ce qu’il y a à en observer dans les dimensions sensibles, techniques, symboliques, sémantiques… Il s’agit d’apprendre concrètement – à la fois physiquement et intellectuellement – à prendre du recul et à « théoriser » ce qui s’est fait et a été tourné vers les autres, comme ce qui est reçu et perçu en retour. Au niveau d’un collégien, « théoriser » sa pratique, c’est déjà prendre – même modestement – de la distance sur elle,
individuellement et dans le collectif de la classe.

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1. Programmes d’enseignement du cycle de consolidation (cycle 3). Annexe 3. Arrêté du 9-11-2015 publié au J.O. du 24-11-2015.

2. Programmes d’enseignement du cycle des approfondissements (cycle 4). Annexe 3. Arrêté du 9-11-2015 publié
au J.O. du 24-11-2015.

Cette position éducative induit aussitôt une situation spatiale dans la classe (« afficher », se regrouper). Elle n’est pas sans lien avec un geste artistique majeur : exposer (s’exposer).
S’il y a donc un espace pour regarder, il se forme alors aussi un espace pour dire. Espace où, précisément, doit se tisser un réseau de paroles : les mots des élèves et ceux du professeur. Cela ne va pas de soi. Il s’agit d’un contrat pédagogique original entre la classe et l’enseignant, où chacun à sa place va travailler à construire et cultiver un mode d’enseignement dialogué. Pragmatiquement pour le professeur, plus symboliquement pour les élèves, cela suppose
que l’on va prendre la mesure des savoirs et des acquis au risque (limité) de l’hypothèse et de l’erreur, toujours au bénéfice de la coopération et de la construction collective du sens.

S’il convient au moment de la verbalisation d’aider les élèves à comprendre et à se situer, cette verbalisation s’intègre alors dans le processus de la séquence. En conséquence, on se désencombrera d’une conception de la formation aboutissant à celle d’une évaluation trop souvent limitée au contrôle, qui plus est in fine. En effet, la verbalisation n’est pas
l’aboutissement du processus de l’apprentissage. Elle en est un jalon. Sa modalité ne peut se confondre avec la succession des élèves devant le professeur, à côté de leurs productions pour justifier un résultat individuel dans le scénario d’une « interrogation » orale, elle-même forme conclusive d’une séquence.

En outre, et ce n’est pas le moindre des enjeux, des opérations mentales sont en travail et, parfois, des conflits socio-cognitifs s’exercent : le professeur doit habilement et tactiquement amener ses élèves à élargir leurs conceptions, à entendre celles des autres, à rechercher une curiosité que l’on s’accorde et partage, le désir de disposer de méthodes et de savoirs que l’on engage (des compétences ?).

L’oral, parole et écoute, est la modalité de la verbalisation en arts plastiques

Au cœur de la verbalisation, l’expression orale est reconnue comme un processus d’apprentissage incontournable dans les pédagogies d’aujourd’hui. Le passage par l’écrit est néanmoins encore prépondérant dans notre culture occidentale et dans la plupart des enseignements ou des manières d’enseigner. L’enseignement des arts plastiques tient à préserver cette place essentielle de l’oral. Si la pratique artistique est principale (centrale), elle s’accompagne d’une spécificité pédagogique : la verbalisation. La pratique plastique trouve ainsi un écho particulier : on considère également l’oral comme une pratique.

L’affichage des travaux réalisés par les élèves est l’occasion d’un bilan oral, un temps de travail et de réflexion appelé la verbalisation. Il est collectif, mais fonctionne sur la synergie des interventions individuelles des élèves, qui réagissent en découvrant les travaux de
leurs camarades, la diversité des compréhensions et des expressions qui s’en dégagent. Le professeur accompagne et anime ces échanges, il les structure et fait converger les apports des élèves autour de notions d’apprentissages communes, mises en œuvre dans le/les dispositif(s) de sa séquence.

Pour le professeur cela s’apparente à un exercice de « maïeutique socratique ». Pour les
élèves, c’est un échange vivant, mais sur le fond il s’agit d’une formalisation exigeante et délicate : il est question de mettre à jour leurs intentions, leurs actions, les notions repérables

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dans les productions et concepts qui se dégagent d’elles comme dans l’échange conduit. Le déroulement de cette verbalisation garantit la protection des expressions sensibles et parfois inconscientes contenues dans les travaux, et exclut en cela les jugements de valeur. La verbalisation permet de mettre à jour les stratégies et trouvailles plastiques ou sémantiques visibles dans les travaux des élèves et qui parfois leur sont encore implicites, pour en faire par une mutualisation, un partage, le passage vers un enseignement explicite.

Les travaux sont soigneusement affichés, exposés, les élèves les découvrent. Ainsi chacun situe sa pratique en apprenant de celle des autres. Si les réactions sont immédiates et les commentaires abondent, le professeur réclame alors le silence, et l’échange peut commencer. L’enseignant en est l’incitateur, l’animateur et le fédérateur. Il distribue la parole et anime le débat en laissant toute sa place à la parole de l’élève. En cela, il s’oblige à l’exercice socratique du dialogue. Exercice difficile qui réclame de l’attention, de l’autorité et de la modestie.

Le déroulement des débats doit garantir le respect des uns pour les autres, la protection
des expressions sensibles, et empêcher les jugements de valeur. Alors les concepts peuvent advenir.

Ce retour sur l’expérimentation, la pluralité des échanges, les découvertes qu’elle
génère cultivent certes l’objectif de la maîtrise de la langue française, commun à tous les enseignements, mais bien au-delà fédère le groupe et en transforme les participants. Ces enjeux complexes assurent l’ancrage des acquisitions disciplinaires, encouragent et valorisent les initiatives, mettent à jour l’apport de chaque individu dans la construction des savoirs et d’une culture commune.

On évalue – en partie – la réussite d’une verbalisation par la quantité de temps où les élèves se sont exprimés et cela exige une économie de la parole professorale ; au nombre d’élèves qui est intervenu, autant qu’à la richesse des contenus d’apprentissages abordés.

La verbalisation, élément d’une culture pédagogique

La reconnaissance de cette pratique, en construction dans l’histoire de notre discipline depuis les années 1980, se solidifie cette fois dès le premier volet du programme 3, et entre en cohérence avec un objectif plus global du développement des futurs citoyens que nous formons : « En fait, tout le long du cycle 4, les élèves sont amenés à conjuguer d’une part
un respect de normes qui s’inscrivent dans une culture commune, d’autre part une pensée personnelle en construction, un développement de leurs talents propres, de leurs aspirations, tout en s’ouvrant aux autres, à la diversité, à la découverte 4… »

Les ambitions sont ici clairement décrites, et notre attention se porte aussi sur le début de la phrase : « En fait ». Ce sont donc par des faits, des décisions, des actions, une organisation concrète que le professeur atteindra la maîtrise des compétences escomptées pour les élèves.

Le professeur s’attache, semaine après semaine, à ce que les élèves aient compris le sens et
la fonction de la parole lors de la verbalisation. Les règles de son partage et du vivre ensemble y sont travaillées avec tact, l’affichage est soigné, le confort des participants et la disposition
du groupe favorisent la concentration, et enfin, le dispositif de pratique plastique permet

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3. Programmes d’enseignement du cycle des apprentissages fondamentaux (cycle 2), du cycle de consolidation (cycle 3) et du cycle des approfondissements (cycle 4). Annexe 3, programme d’enseignement du cycle des approfondissements (cycle 4). Arrêté du 9-11-2015 publié au J.O. du 24-11-2015.

4. Ibidem.

une diversité des productions. Cette diversité ménagera un effet de surprise et sollicitera
des commentaires. L’accrochage peut lui aussi apporter une dimension évènementielle dans la classe, qui mobilise les élèves, si ses modalités sont renouvelées. Mais la verbalisation, bien qu’unique et précieuse n’est pas exceptionnelle, elle est indispensable et usuelle. Elle participe au rythme des séquences, elle est attendue.

Pour déclencher de la curiosité et obtenir des réactions, le professeur s’évertue à réunir ces nombreuses conditions. Cela nécessite patience et exigence.

On relève également dans le volet 1 des programmes « Pour que l’élève accepte des démarches où il tâtonne, prend des initiatives, se trompe et recommence, il est indispensable de créer un climat de confiance, dans lequel on peut questionner sans crainte et où disparaît la peur excessive de mal faire 5. »

Il est donc bien question de la dimension relationnelle entre l’élève et les savoirs, mais aussi entre l’élève et sa réussite. Le professeur a donc un rôle précis à jouer lors de la verbalisation pour parvenir à cet objectif annoncé.

L’enseignant donne la parole à ses élèves pour qu’ils décrivent, analysent et partagent des expériences plastiques et mentales éprouvées. Elles s’inscrivent au cœur d’une situation d’enseignement ciselée en amont. La verbalisation doit être souple, mais ne s’improvise pas. Ces pratiques plastiques et langagières peuvent chacune se définir comme « la rencontre entre une intention et une attention 6 »

De quelles paroles parle-t-on ?

On préférera plutôt convoquer une parole « vraie 7 » qu’une parole dite « convenue 8 ». La parole vraie sera une avancée de la pensée de l’élève, de ses ressentis, de sa mémoire, où celui-ci fait part d’une expérience personnelle. Elle répond généralement à une question ouverte. La parole convenue est plus souvent le résultat d’une question fermée, posée par le professeur, qui conduit à un réinvestissement de savoirs préalablement abordés. C’est une question dont le professeur connaît la réponse. L’échange en est donc moins fondé. Dans ce cas l’élève propose davantage la réponse attendue qu’il ne dévoile sa propre pensée.

Sur ce point, nous citerons ici des extraits, toujours d’actualité, des cahiers d’accompagnement des programmes de 1996-98 9 :

5. Ibidem.

6. In L’art peut-il se passer de commentaire(s) ?, Gérard Genette cité par Philippe Sabourdin (IA-IPR d’arts plastiques honoraire), Paris, Colloque au MAC/VAL du 25 mars 2006.

7. La parole vraie, c’est à dire celle « qui n’est pas du semblant » selon Jacques Lacan.

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8. Qui résulte d’une convention. Déjà selon Averroès, philosophe arabe du 12ème siècle, « une parole convenue ne relève pas du monde naturel de signifier, mais du monde instrumental ou bien artificiel », in Commentaires sur Aristote, publiés en latin en 1595.

9. Décret n° 96.465 du 29 mai 1996 publié au BOEN n° 25 du 20 juin 1996 ; arrêté du 26 décembre 1996 publié au
BOEN n° 5 du 30 janvier 1997. Programmes et accompagnement, réédition juin 2002, CNDP.

« Le recours à l’oral en est un moyen privilégié. Le travail de verbalisation de l’élève – et non l’exposé du professeur – joue un rôle de premier plan ; il est indissociable de la pratique. Au niveau du cycle central, les temps de parole, moments où toute la classe est regroupée autour de la production pour en dégager des connaissances, peuvent être de durée variable : tantôt courts pour dégager une question, faire préciser la pensée, tantôt un peu plus importants pour permettre aux élèves d’approfondir le questionnement. Tout comme au niveau de classe précédent, la verbalisation n’a pas pour objet de faire par oral la correction des travaux un par un : il s’agit bien de faire énoncer ce qui est important. Les élèves doivent être capables, après une verbalisation sur un travail donné, de nommer ce qui était en jeu comme question dans le champ des arts plastiques à travers ce travail précis. Pendant la verbalisation, la parole est donnée le plus possible aux élèves et le professeur vérifie, à travers ce qui est dit, le degré de compréhension auquel sont arrivés les élèves.
Le vocabulaire employé doit être juste : c’est une condition majeure de l’apprentissage de notions et de questions.

Lorsque les élèves s’engagent dans des projets individuels, des temps de regroupement de toute la classe avec verbalisation restent nécessaires pour que le groupe-classe bénéficie de la divergence
des recherches et se familiarise avec une analyse critique et argumentée des productions d’autrui 10.

Pour qu’advienne cette parole vraie nous savons qu’elle nécessite une écoute de grande qualité : bienveillante pour rassurer et encourager, fine pour repérer ce qui fera levier et orienter les élèves dans l’analyse de leurs travaux. Ainsi le professeur établit le climat de confiance, indiqué par les programmes, qui favorise la construction d’une pensée.

L’enseignant orchestre, relance, réclame de nommer ou de définir. Il invite à décrire pour identifier des phénomènes, des effets, des processus, valoriser les inventions, mais aussi pour mettre en mots le contenu des productions réalisées par les élèves, par la narration par exemple, crée des liens, ce qui le situe comme objet de travail et de réflexion et plus seulement comme un objet d’expression. Il sécurise la confrontation entre les intentions de
« l’élève-auteur », et la réception par les spectateurs, qui ne sont autres que les élèves de la classe. Ainsi le travail de l’élève quitte sa gangue de pathos pour devenir un objet de travail lors de la séance : c’est une livraison sociale. La mise à distance physique du travail avec son auteur au moment de l’affichage procure une mise à distance psychique qui permet l’analyse critique et donc l’enseignement.
Parfois le professeur feint l’ignorance, il invite ainsi les élèves à expliciter (et non à
s’expliquer), à donner des exemples, des références, à comparer, à contredire. Il conserve une posture et des questions ouvertes.

L’explicitation, contrairement à l’explication, selon Pierre Vermersch 11 :
« Vise à installer l’acteur (l’interviewé) dans une position de parole particulière où il sera plus tourné
vers son « univers intérieur » que sur son environnement de travail.

Cette position d’évocation, appelée aussi « position de parole incarnée », est désignée ainsi parce qu’il est fait appel à la mémoire concrète (Gusdorf 1950) en créant les conditions d’une ré-émergence des
éléments sensoriels (images, sons, ressentis corporels) de la situation passée ;

 C’est une technique de questionnement à visée de recherche mais également une aide à la prise de conscience. Elle s’oppose à l’explication en supprimant la question du pourquoi pour aller vers le comment du vécu de l’action. Elle permet ainsi à l’individu de s’exprimer en étant en contact avec
lui-même. »

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10. Ibidem, page 81.

11. L’entretien d’explicitation, Pierre Vermersch, 1994 - 2003, Paris, ESF.

Une organisation pratique pour mieux réfléchir

Souvent, en début de verbalisation, à la demande du professeur, les élèves ont rappelé la proposition de travail et les possibles contraintes données par l’enseignant ou les obstacles rencontrés. Ils sont libres de prendre la parole (ou de ne pas la prendre : dans ce cas le silence est éloquent : il faut donc en parler…). Les uns après les autres, sans s’interrompre, en levant le doigt dans les cinq premières minutes, et une fois l’écoute installée, ils interviennent spontanément. C’est une organisation à acquérir très vite, dès le début d’un cycle (3 et 4), au début de chaque année scolaire, dès le mois de septembre… On apprend aussi à se déplacer calmement, à se réunir, à soumettre son travail aux regards des autres, à s’écouter, à
organiser ses interventions en fonction de la dynamique générale de l’échange. On apprend à mémoriser son commentaire, à attendre son tour pour parler. On découvre que tous les élèves n’ont pas tous la même perception du sujet ou du travail soumis à l’observation. C’est une grande découverte. Le professeur reprend les dispersions, fait remarquer les redondances
ou les manquements aux règles : « on l’a déjà dit », « oui, c’est bien, mais pour l’instant on parle d’autre chose, garde cette remarque pour tout à l’heure, on y reviendra. ». Il structure le groupe pour assurer équité et respect des expressions orales. Il structure également les contenus pour ne rien perdre de la pluralité des apports, mais dans un souci permanent de clarification et d’exhaustivité.

L’anonymat des productions rassemblées délie les langues et renvoie l’élève du travail désigné aux effets immédiats et inattendus de sa production. Il ne se manifeste souvent que lorsque des précisions s’avèrent indispensables, durant ou après analyse collective. C’est aussi un
jeu à instaurer : voir si les intentions de l’auteur seront perçues telles qu’il le désirait par
le groupe, cerner les écarts, en déterminer les causes et les effets. C’est aussi apprendre à
communiquer : se sentir responsable de ce qu’on donne à voir.

Des travaux anonymes sur un mur ou une table, sans numérotation, sans classement, exposés (dans les deux sens du terme), appellent inévitablement une énonciation. La description nécessaire pour les désigner entraîne une exigence verbale immédiate chez l’élève souhaitant attirer l’attention sur un travail en particulier. Cette étape descriptive, spontanée, apporte des terminologies souvent très signifiantes, bien que parfois inexactes. Elle provoque des réactions ou des rebondissements. Le professeur peut alors reprendre un terme particulièrement symptomatique, mal choisi ou polémique, l’interroger avec les élèves et en trouver un plus spécifique et approprié.

L’élève auteur intervient aussi comme révélateur, il détient le secret de ses intentions, il accompagne par ses mots la livraison de son travail et prend ainsi une triple distance critique, c’est l’explicitation12 :
• Face à l’affichage, il porte un regard comparatif de son travail parmi les travaux de ses
camarades.
• Il mesure le résultat obtenu d’après ses objectifs, il change ainsi les mots de la demande en
objet (produit de son cheminement) et en sonde l’impact social.
• À partir de son travail, il formule à son tour des mots, il relate son expérience et ses
intentions, enrichies par les écarts perçus.

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12. Ibidem.

La mise en verbe de toute pensée dégage une ambivalence : par l’exigence de la formulation on prend à la fois le risque d’un appauvrissement des émotions sensibles vécues lors de l’expérience13, mais on sait aussi que l’on pense en parlant14, la parole déclenche la pensée. Une part d’indicible persiste dans la perception d’un objet artistique. C’est un langage en soi, et ne peut être traduit en totalité. Le professeur accepte donc la frustration que tout ne soit
pas dit sur un travail d’élève ou à propos d’une œuvre. Le temps accordé à notre enseignement dans l’emploi hebdomadaire des élèves nous oblige aussi à ce renoncement, tout comme la nécessité de donner du rythme aux séances et de ne pas démobiliser les élèves.

L’élève prend donc appui sur les mots du professeur et la totalité du dispositif pour mettre en
œuvre une pensée, un sens ; il les transforme en gestes (dessin, composition, etc.), en observe les effets, se laisse guider par les opportunités ou les accidents qu’il rencontre ; et il poursuit
le processus par une remise en verbe de ses cheminements sensoriels et sensibles lors de la verbalisation. Celle-ci met donc à jour une partie de la structure et des finalités du projet de l’élève. Le passage par l’écrit n’est pas plus aisé ou plus fiable, l’élève y retrouve les difficultés de la forme qui en brident le fond. Les inégalités sociales et scolaires y réapparaissent. On ne retient pas tout ce qu’on écrit, mais on retient bien les rencontres.

Rappels des attendus des programmes d’arts plastiques relativement aux compétences développées lors
des temps d’échanges oraux

« S’exprimer, analyser sa pratique, celle de ses pairs ; établir une relation avec celle des artistes, s’ouvrir à l’altérité

Dire avec un vocabulaire approprié ce que l’on fait, ressent, imagine, observe, analyse ; s’exprimer pour soutenir des intentions artistiques ou une interprétation d’œuvre.
Établir des liens entre son propre travail, les œuvres rencontrées ou les démarches observées. Expliciter la pratique individuelle ou collective, écouter et accepter les avis divers et contradictoires. Porter un regard curieux et avisé sur son environnement artistique et culturel, proche et lointain,
notamment sur la diversité des images fixes et animées, analogiques et numériques.

Se repérer dans les domaines liés aux arts plastiques, être sensible aux questions de l’art

Prendre part au débat suscité par le fait artistique15. »

13. La parole, Georges Gusdorf, 1952 : « Tout langage a par constitution la valeur de dénominateur commun. Parler, c’est donc s’écarter de soi pour se confondre avec tous. »

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14. Discours sur l’origine des inégalités, Jean-Jacques Rousseau, 1755 : « Qu’on songe de combien d’idées nous sommes redevables à l’usage de la parole. »

15. Programmes d’enseignement du cycle des apprentissages fondamentaux (cycle 2), du cycle de consolidation (cycle 3) et du cycle des approfondissements (cycle 4). Annexe 3, programme d’enseignement du cycle des approfondissements (cycle 4). Arrêté du 9-11-2015 publié au J.O. du 24-11-2015.

Relevons à ce sujet ce que préconisent les programmes d’autres disciplines, car elles concernent les mêmes élèves.

Nous savons combien la dextérité orale est un gage de réussite pour l’avenir des élèves. Toutes les disciplines y contribuent donc à leur façon, nous en avons sélectionné quelques exemples :
• Compétences langagières, apprentissage des langues vivantes étrangères : « réagir et
dialoguer. » La notion de réaction est à relever, elle s’associe à une spontanéité stimulée par les aptitudes au dialogue (et inversement). Elles s’inscrivent donc aussi dans cette approche ouverte de la parole de l’élève, de l’utilité d’échanger pour s’enrichir et partager. Seule une certaine liberté d’expression favorise la réaction dont il est question. Le dialogue par définition s’instaure davantage dans un échange circonscrit entre deux partenaires que dans un collectif.
• Histoire et géographie : « compétences travaillées : coopérer et mutualiser : Discuter,
expliquer, confronter ses représentations, argumenter pour défendre ses choix. ». L’accent est mis sur des compétences individuelles à acquérir au sein d’un groupe. Elles développent opinions et partis-pris de l’élève dans un jeu de langage qui convoque opinions, savoirs et
éloquence. « Discuter » recouvre le sens de débattre, agiter 16. « Expliquer » vise à faire connaître, comprendre nettement en développant 17 (ce qui n’est pas aisé en arts où tout n’est pas dicible…). « Confronter » trouve sa racine dans le mot « front » et sous-tend l’éventualité d’une opposition, et d’une comparaison d’affirmations 18. Les enjeux de la verbalisation en arts plastiques ne visent donc pas les mêmes objectifs, mais ce travail oral effectué en histoire et géographie viendra étayer les échanges entre élèves, et les animera.
• Éducation physique et sportive : « Compétences travaillées : Développer sa motricité et
apprendre à s’exprimer avec son corps. Verbaliser les émotions et sensations ressenties. Utiliser un vocabulaire adapté pour décrire la motricité d’autrui et la sienne. S’exprimer devant les autres par une prestation artistique et/ou acrobatique, attendus de fin de cycle, compétences visées pendant le cycle. Élaborer et réaliser, seul ou à plusieurs, un projet artistique et/ou acrobatique pour provoquer une émotion du public. » On remarque que l’expression verbale est ici aussi
étroitement mise en perspective par une pratique d’invention et d’expression. La notion de verbalisation est présente. Elle est abordée dans l’objectif principal de l’identification et la formulation des émotions ou sensations. C’est le cas aussi pour le cours d’arts plastiques, mais ce n’en est pas le seul enjeu. La prise en compte de la perception du spectateur (« pour provoquer une émotion du public ») recoupe très explicitement nos intentions en arts
plastiques. Nous ne sommes donc pas seuls à travailler toutes ces compétences.

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16. Définition du dictionnaire Petit Robert

17. Idem note 16

18. Idem note 16

Une verbalisation en 6e

Pour appuyer notre propos, et par souci de pragmatisme, nous présentons une situation de cours illustrée de quelques travaux. Nous y joignons des extraits de paroles d’élèves enregistrées au cours de la verbalisation.

À partir de cette situation d’apprentissage, il s’agissait de sonder les ressources didactiques de la verbalisation et son caractère indispensable aux acquisitions en arts plastiques. En imposant des moyens restrictifs, la verbalisation promettait d’être dense, et ménagerait assurément surprises et débats. Elle a donc été façonnée autour d’une situation problème, convoquant volontairement des interventions d’ordre minimalistes pour les élèves.

Le contexte de la séquence

Soit un mouvement artistique qui fait encore débat aujourd’hui dans l’opinion commune et dans les représentations des élèves : le minimalisme. La notion de débat peut faire partie du temps de la verbalisation et n’exclut pas l’explicitation, l’argumentation, le récit, la mutualisation… Le professeur a saisi le potentiel et l’exigence plastique de ce mouvement artistique pour faire créer ses élèves, et les mettre sur la voie d’une démarche qu’ils comprendront davantage une fois qu’ils l’auront déduite et actionnée.

Pour bâtir son cours, le professeur retenait une citation de Carl André 19 : « Minimal pour moi signifie la plus grande économie pour atteindre la plus grande fin. » L’objectif qu’elle dépeint est ardu théoriquement et plastiquement. Elle présage d’un questionnement ambitieux à proposer aux élèves, elle contourne les évidences. Dans cette logique le professeur dégageait l’intérêt d’une opposition entre le format et l’outil qui inciterait à une prise en compte de l’espace
du support en tant qu’espace de représentation. Les dessins de François Morellet ou les peintures de Barnett Newman montrent en quoi la dimension indicielle de la ligne donne force
à l’espace qu’elle traverse et réciproquement.

Les élèves ne disposaient que d’un feutre fin noir pour travailler.

En revanche, le format était de 50 x 50 cm, ce qui est assez grand pour des « petits » élèves de 6e.

La forme était carrée.

Des « défis » didactiques

Le premier défi didactique étant de sensibiliser les élèves à l’utilisation de l’espace de réserve comme d’un matériau plastique à part entière (Tapiès, Twombly), on attendait que cette utilisation engage une recherche pour que vides et pleins dialoguent (Le Chien de Francisco de Goya), qu’elle tente d’exploiter toute la surface du support bien que son outil soit graphique (Franck Stella ou Agnès Martin), qu’elle explore la surface dans une composition faite de directions, de rythmes et d’énergies (Richard Long), d’équilibres et de déséquilibres (El Lissitzky) et qu’elle découvre ainsi l’importance du vide autant que du plein comme nous l’enseigne François Cheng.20

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19. Art Minimal, Paul-Hervé Parsy, Paris, Centre Georges Pompidou, 1992, p. 11.

L’autre défi concernait davantage le professeur : la fertilité de la verbalisation, la solidité de ses enseignements. On pouvait imaginer que des travaux mettant en œuvre une pratique minimale déclencheraient pluralité des regards et interprétations diverses. La finesse des analyses et l’émergence de concepts sont donc attendues pour donner sens aux pratiques d’artistes. Une verbalisation ratée aurait pour effet d’obtenir le contraire de l’effet visé : une cristallisation de clichés dépréciatifs.

La fiche de préparation du professeur

Un exemple de choix, de définitions d’objectifs, de compétences associées, d’observables pour une évaluation visant à accompagner les élèves.

Niveau 6e

Fiche de préparation

Demande faite aux élèves : « C’est tout petit, mais ça prend toute la place ! »

Contrainte fixée par l’enseignant : en faire le moins possible !

Consignes : support papier blanc format carré de 50 x 50 centimètres, feutre fin noir.

Temps de la pratique : 25 minutes.

Affichage et verbalisation : 25 minutes.

Objectifs et notions d’apprentissage visés (composantes plasticiennes, théoriques et culturelles) : entrer dans une logique minimaliste 21 et la comprendre : Utiliser la réserve
et les ressources spatiales du support. Se saisir de la réserve et de l’espace bidimensionnel comme matériau. Composer. Dessiner de manière figurative ou abstraite, mettre en œuvre la notion d’indice. Interroger le vide et le plein.

Ancrage aux programmes du cycle 3 :

La narration visuelle : mise en œuvre, en deux et trois dimensions, de principes d’organisation et d’agencements plastiques explicites pour raconter ou témoigner ; productions plastiques exprimant l’espace et le temps.
Rôle du rapport d’échelle.

La ressemblance : découverte, prise de conscience et appropriation de la valeur expressive de l’écart dans la représentation.

Recherche d’imitation, d’accentuation ou d’interprétation, d’éloignement des caractéristiques du réel dans une représentation, le surgissement d’autre chose…

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Mots clefs attendus (ou soufflés) en verbalisation : vide, plein, rien, absence/présence, grand, petit, vaste, microscopique, indice, all over, hors champ, espace, diviser, organiser, composer, visible, relié, invisible, virtuel, homogène, ensemble, hétérogène, espace séparé, espace matériel/immatériel, représenté/suggéré, minimal/maximal, matériau, réserve, échelle.

Questions préparées pour la verbalisation : C’est quoi tout ce vide ? C’est du rien ? Qu’est-ce qui est présent, mais invisible ? Est-ce figuratif ou abstrait ? Où commence cet espace et où se termine-t-il dans ce travail ? Quelles sont les limites ? Qu’est-ce qui relie ? À quoi sert cette ligne ? Les personnages sont-ils ensemble ou séparés ? Où est le fond ? Où est la forme ? Le blanc du papier a-t-il un rôle ? Le support est-il grand ou petit ? Quelles sont les différences
de perception entre les supports ? Pourquoi certains semblent grands quand d’autres semblent petits alors qu’ils ont tous le même format ? Le dessin s’arrête-t-il à la limite du support ?

Références artistiques :

Le Chien, Francisco de Goya Madrid, 1820-1823, 131,5 x 79, 5 cm, huile sur plâtre transférée sur toile. Musée du Prado, Madrid, Espagne.

La cascade de Mingxianquan et le mont Hutouyan, Shitao, 17e siècle, 20 × 26 cm, rouleau portatif, encre et couleur sur papier. Sen-oku Hakuko Kan (Sumitomo Collection), Kyoto.

Superposition et transparence - Carré derrière 0°-90° - Carré devant 20°-110°, François Morellet,
1980, 256,5 x 363 cm, peinture acrylique sur deux toiles superposées. MNAM, Paris.

Más o Menos, Franck Stella, 1964, 300 x 418 cm, poudre métallique dans émulsion acrylique sur toile. Centre Georges Pompidou, Paris.

Voice of Fire, Barnett Newman, 1967, 540 cm × 240 cm, acrylique sur toile. The Barnett
Newman Foundation, New York.

Évaluation : compétences et savoirs associés pour une évaluation visant à accompagner les élèves.

Domaines des compétences artistiques pratiques et réflexives :

Où en est l’élève dans l’utilisation de tout le temps imparti pour pratiquer ? Dans quelle mesure s’est-il impliqué dans un travail personnel ?
En quoi a-t-il tenté de répondre à la spécificité du sujet en respectant consignes et contrainte ?

A-t-il mis en place une pratique qui fait sens, spécifique aux contenus : résoudre en composant le paradoxe d’occuper tout l’espace du support en représentant quelque chose de
« tout petit » ?

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Domaine des compétences artistiques méthodologiques et comportementales :

Dans quelle mesure et par quels moyens l’élève cherche-t-il à économiser son geste, comme réclamé par la contrainte, et pour cela a fait des choix stratégiques, graphiques ou spatiaux ?

Est-il capable de verbaliser ses choix, de les mettre en relation ?

Domaine des compétences artistiques culturelles et sociales :

Figuratifs ou abstraits, narratifs ou graphiques, il a cherché et trouvé des moyens adaptés pour représenter, il en a optimisé le résultat avec exigence au regard du temps imparti ?

Prolongements possibles :

Travail en trois dimensions, installations, composition dans l’espace de la classe, développer l’exploitation d’un indice plastique, liens invisibles (Gestalt) ?

Déroulement du cours
Nous décrivons ici brièvement les modalités de la pratique et de la mise en place de la verbalisation.

Au début, certains élèves ont protesté un peu, se décourageant devant la difficulté, nombreux
étaient ceux qui firent plusieurs essais, la concentration fut progressive, les élèves se frottaient à la difficulté, cherchaient des solutions, s’en amusaient. Le professeur devait encourager, rassurer, mais n’expliquait rien de plus que la demande initiale qu’il répétait. Il
était présent, mais discret, ne donnait pas d’exemple. Il rappelait la contrainte à plusieurs reprises (l’essentiel du dispositif figurait au tableau). Il disait que « Si, c’est possible. Qu’il faut chercher des idées, des solutions ». Le professeur répondait aux questions par d’autres
questions ou affirmait qu’il ne savait pas. Il avertissait les élèves lorsqu’il ne restait plus que cinq minutes afin qu’ils achèvent le travail dans le temps imparti.

Les travaux étaient accrochés au mur vingt-cinq minutes plus tard. Les élèves en ayant réalisé plusieurs pouvaient en présenter deux maximum, qu’ils choisissaient eux-mêmes. Les élèves s’installaient, ils étaient tous assis autour de l’espace d’affichage sur des chaises et des
tables. Le professeur se plaçait face à eux, sur le même plan que les travaux, afin de pouvoir circuler et pointer ceux dont on parlerait et aider ainsi chacun à suivre le fil des échanges. Les travaux ci-dessous présentés ne sont pas ceux qui auraient pu être désignés comme les meilleurs. Ils ont été choisis, car ils témoignaient souvent d’une « famille de réponses », et parce qu’ils ont porté activement la verbalisation vers les objectifs visés.

Des travaux à la verbalisation : simplicité apparente et notions complexes

Initier le travail de verbalisation

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Les doigts se lèvent, le professeur a demandé un rappel de la demande et de la contrainte, il n’a pas le temps de formuler une question : les élèves commencent parfois pour se rassurer, à désigner les travaux qui leur semblent ne pas répondre à la demande :

Un élève montre un travail : « Celui avec la grosse spirale noire, là-bas, c’est pas tout petit ça devient énorme ! »
L’élève auteur répond : « C’ÉTAIT tout petit, mais ENSUITE ça a pris toute la place ! »

On remarque que cette question sur la temporalité est fortement présente dans les questions
de composition. Ainsi Olivier Debré déclare : « Mais la peinture qui introduit la vie mêle la notion de temps à la notion d’espace, car la vie se développe à la fois dans le temps et dans l’espace. En fait la peinture n’est que du temps devenu espace 22. »

Dans l’objectif de creuser l’intérêt de la remarque de l’élève et de l’articuler avec la pensée de
Debré, le professeur relance ses élèves avec quelques questions :

Le professeur : « Que s’est-il donc passé entre le début et la fin de l’action ? »

Les élèves : « Antonio a dessiné. La spirale s’est agrandie, du temps s’est écoulé. »

Le professeur : « À part la spirale qu’y a-t-il donc d’autre à voir dans ce travail ? »

Les élèves : « Le temps qu’Antonio a pris pour tout remplir. Le temps. On voit que c’est grand. »

Le professeur : « Alors le temps et l’espace peuvent être liés ? »
Les élèves : « Oui, comme dans la spirale d’Antonio ! Et dans la quatrième dimension ! Et Einstein ! » Le professeur : « Qu’est-ce que ça apporte au dessin d’Antonio tout ce temps dans l’espace ? » Les élèves : « C’est plus vivant ! Ça bouge ! »

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22. Entretien avec Marie Claude Dane, Catalogue Olivier Debré, Paris, Pavillon des arts, 1984, p.184.

La narration comme palier de conceptualisation : Le travail de Boris

Élève 1 : « Pour que ça prenne toute la place, il ne faut pas forcément faire une grosse chose. »

Élève 2 : « Celui-là, là-bas (travail de Boris), où il n’y a que des tout petits bonshommes tout seuls dans la grande feuille. Ils sont séparés, mais ils sont quand même ensemble. »

Élève 3 : « Parce qu’ils ne sont que deux sur une grande feuille. »

Les notions complexes d’espace du support, de vide, de non peint, sont ici effleurées très simplement. Les interventions orales, souvent débridées en 6e, permettent un ciblage assez rapide, mais il faut que les élèves aient compris le temps de verbalisation comme une recherche collective des effets de l’incitation pour en dégager les contenus.

Boris : « Mes bonshommes ne savent pas où aller. Je les ai séparés pour qu’ils soient perdus dans le vide. »

L’élève commence par un élément narratif ayant motivé son choix. Cette narration devient élément plastique puisqu’elle inclut la notion de probabilité de mouvement, d’itinéraire, d’aléatoire.
La volonté de « séparation » articule la narration à une réflexion sur la composition plastique.
Autant de pistes en si peu de mots qui peuvent être exploitées ensuite par le professeur.

L’élève poursuit et justifie. C’est le second degré d’analyse juste après la description :

Boris : « Si je les avais regroupés, ils auraient pris plus de place, on aurait moins senti le vide et on n’aurait pas eu besoin d’une grande feuille autour d’eux. »

Ici l’élève perçoit des rapports d’échelle internes à l’espace en représentation, et au-delà, cerne la notion même d’espace suggéré.

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Boris : « Ils sont face à face, mais ne peuvent pas se parler parce qu’ils sont trop loin. Ils savent juste qu’ils ne sont pas tous seuls. »

C’est le troisième degré de la verbalisation : une piste émane de la parole du côté de la psychologie et de la philosophie, même modestement. Un stade sémantique complexe point sous une apparence narrative. Nous devons lui prêter une oreille attentive. Barnett Newman pose
la problématique : « L’espace se situe-t-il dans les yeux des personnes qui se parlent, où entre le regard qu’elles échangent quand elles se répondent23 ? » Des problèmes se sont posés et Boris les
a résolus. Ils l’ont peut-être conduit à l’expression plastique de ce qui serait pour lui une angoisse psychique. On ne le sait pas, ce n’est pas l’objet de notre travail. Une « recherche » + une
« histoire », n’est-ce pas cela aussi l’artistique ?

Le travail de Mathilde et les échelles

La recherche d’une résolution conceptuelle par des moyens figuratifs est ce qui se présente spontanément à Mathilde (10 ans), l’entrée est également narrative, mais plus onirique :

Mathilde : « C’est comme si c’était un chat minuscule qu’on voyait grossi par une goutte d’eau elle-même grossie. Alors, soit le chat est microscopique, soit c’est une goutte d’eau qui au lieu de faire grossir, ferait rétrécir les choses. »

Élève 4 : « Pourquoi tu n’as pas dessiné un chat normal ? Ça peut être petit un chat. »

Mathilde : « Un chat dessiné à taille normale aurait pris toute la place sur la feuille, mais, dessiné
en petit, le vide blanc montre une différence. »

Élève 5 : « Oui, et la goutte, c’est du lait ! »

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23. Art en théorie, Barnett Newman, Entretien avec Dorothy Gees Seckler, 1900-1990, pp.842-843.

De quelle différence parle Mathilde ? Entre quoi et quoi ? C’est imprécis, mal formulé, mais cette
élève a prononcé le mot « différence ». La différence, comme composante (ici, l’échelle), hiérarchise les espaces, elle est au centre de toute organisation plastique, mais aussi sociale et politique. Elle participe de notre perception du monde. Bien des éléments sont ressentis, comme en témoigne la précision « le vide blanc » : le vide n’est plus « rien » pour l’élève. Le blanc n’est plus vide puisqu’il est rempli de blanc, et de vide ! Les précisions apportées par cette élève sur son travail attestent de ses observations sur la perception des masses, des échelles, des surfaces à travers l’extrême simplicité graphique de son travail, et cela sans doute grâce à la verbalisation. Cette précision devient alors un concept plus qu’une fantaisie narrative.

La parole de l’élève doublant sa production, ouvre un espace entre magie et poésie. L’exclamation de l’élève 5, humoristique, s’inscrit dans la perspective des ressources poétiques de la représentation et de la démarche. Bien que fantaisiste, le dessin semble maintenant cohérent pour le groupe.

Le travail de Yoann et le temps de l’explicitation

Une demande qui pose problème, des contraintes ciselées, c’est un défi à relever. La crainte d’échouer ou l’excitation de réussir favorise d’emblée la prise de parole. Il y a cependant le travail de Yoann : sa parole escorte le travail, elle s’y fond. La réflexion entretenue au cours de la pratique ira suffisamment bon train pour que les distances soient prises :

Yoann : « Ce sont des bonshommes qui se parlent entre eux. J’ai fait plusieurs langues pour les
éloigner encore plus. Anglais, français, espagnol, américain. Ils ne sont pas dans le même pays et pourtant ils sont sur la même feuille… »

On constate qu’une fois de plus, les productions des élèves donnent le jour à l’expression d’une pensée critique, faisant intervenir des sujets engagés dans notre actualité (solidarité mondialisation…), et qu’il nous revient de le faire clairement émerger pour l’enseigner.

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Yoann observe : « Ces bonshommes prennent même plus de place que ça car les fils du téléphone passent à l’extérieur de la feuille. »

Nous sommes passés de la notion d’espace littéral à la notion d’espace suggéré, en deux phrases.

Yoann explicite : « Si j’avais eu une petite feuille, ils n’avaient plus besoin de téléphone, ils se parlaient normalement face à face. Mais comme ils sont quand même sur le même support, je les ai fait se regarder. Ils se penchent pour voir l’autre qui est trop loin. Sauf celui qui est en haut à droite, qui est enfermé dans une cabine téléphonique. »

Entre humour et distorsions, ce travail (production + parole) fait preuve d’une prise de conscience de ses contenus plastiques et de son rayonnement sémantique.

Le travail de Sandra où l’affirmation d’une abstraction résulte de la dimension formative du temps de verbalisation

Le travail de Sandra s’articule lui aussi autour d’une distorsion, mais plus éloignée de la narration figurative :

Des élèves : « Ce sont des poussières ! Non des poils de mon bras ! On dirait que ça brille ! »

Le professeur invite Sandra à s’exprimer. Elle dit : « J’ai fait des petits traits qui se répètent à l’infini, et cela pourrait continuer en dehors de la feuille sur des mètres et des mètres. C’est un morceau d’un endroit qui pourrait être fait de plein de petits morceaux comme celui-ci. »

Un élève : « C’est aussi comme un petit bout de peau, en gros plan, avec des poils. »

Sandra : « Oui, moi j’avais pensé à du tissu ou quelque chose comme ça, mais ça revient au même. Moi je voulais juste faire le plus petit possible, mais que ça prenne toute la place. »

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C’est la représentation du monumental et du microscopique réunis. L’introduction vers un monde fictif, mais pourtant bien matériel, réel objet, témoin, fragment. À l’affichage des travaux, Sandra s’est manifestement rendue compte, grâce aux réactions des autres élèves, et peut-être aussi au travail de Mathilde qui a été préalablement observé, que le sien entrait également en concordance avec la vision microscopique, et le fragment. Elle a donc assimilé la polysémie de son image, conservant son objectif initial. Ce fut sans aucun doute un exercice difficile entre la surface et l’enveloppe, l’immensité et l’intimité. Son cheminement est subtil et remarquable, mais cette élève aura également le sentiment d’avoir « inventé » la force plastique du all-over ; diversifiant ainsi
les contenus mêmes du cours et les acquisitions individuelles. Le professeur en prend note et ne
manquera pas de préparer une séance de travail autour d’une œuvre all-over.

Nicolas expose et s’expose

La verbalisation, c’est être soi parmi plusieurs « autres », (et non parmi « les autres »). La prise de parole soulève donc également la question de l’attitude de l’élève, car on ne parle
pas qu’avec la bouche, mais avec tout son corps. Le professeur est donc attentif aux postures physiques et sociales des individus du groupe qui sont signifiantes : aparté, bavardages, langage non verbal (haussement de sourcil, étonnement, déception, désapprobation, fatigue…). L’animation de ce temps d’oral tient compte de tous ces signes.

Certains élèves peuvent se rendre visibles, attirent l’attention, prennent excessivement la parole en ignorant la notion de partage du temps de parole, parfois une émotion est difficilement surmontée et déclenche un comportement provoquant, d’autres sont plutôt en retrait : prendre la parole en groupe c’est aussi se mettre en représentation.

Nicolas, habituellement peu discret se montre aujourd’hui mi-modeste, mi-provocateur. Il intervient à la demande générale :

Nicolas : « J’ai pas fait grand-chose, juste quatre traits qui cadrent, comme pour accrocher des photos, sauf qu’il n’y a rien, alors on se demande ce qu’il pourrait bien y avoir là. »

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Il commence à parler de son travail par ce qui serait a priori une dénégation. Par son entrée en matière, il annonce qu’il a perçu (et qu’il s’y est préparé) l’importance de ce qu’il allait en dire. C’est un acquis disciplinaire : l’élève s’est risqué à proposer un travail minimal, qui s’appuie sur quelques éléments essentiels qui lui semblent suffisamment porteurs pour constituer un travail présentable. Il est en confiance. Les élèves dans leur ensemble semblent satisfaits de l’explicitation de Nicolas, ils y voient du sens.

Mais le professeur est un peu décontenancé. La quantité de travail est discrète a priori. Il se rappelle que la notion de présence-absence est une problématique souvent posée dans le champ artistique, et qu’il a dans sa demande encouragé les élèves à la plus grande économie. Puis l’objectif était bien de découvrir les ressources du « Less is more », non ?...

Élève 6 : « Mais si je me recule, je vois une grosse boule qui ne rentre pas en entier car la feuille est trop petite. On en voit juste la limite dans les coins. »

Encore un glissement de sens et de représentation qui se révèle à « l’élève-auteur » grâce à la mise à distance physique et critique de l’affichage. L’image se complexifie, prend de l’épaisseur.

Élève 7 : « Je trouve que les angles forment des flèches qui montrent que la feuille voudrait être plus grande qu’elle n’est. Elle s’étire aux quatre coins. »

Le professeur : « Nicolas penses-tu toujours que tu n’as “pas fait grand-chose” ? »

Nicolas : « C’est vrai, j’ai réfléchi avant. J’ai essayé plusieurs traits, mais je n’avais pas vu tout cela. »

Une expérience active pour les élèves qui observent pendant qu’ils parlent, le travail se charge, les concepts se précisent, ils se chevauchent, ils surgissent du geste physique et révèlent les opérations mentales de son auteur. Notons donc que dans ce « j’ai pas fait grand-chose », on retrouve une dialectique de chercheur : elle n’est pas sans évoquer celle de Daniel Arasse dans
son titre « On n’y voit rien 24 » où il nous montre tout.

Les travaux ont fait parler d’eux, les élèves les ont interrogés. La verbalisation sera suivie d’un temps de travail sur les références artistiques. Elles prolongeront leurs découvertes, elles valoriseront leurs pratiques, elles lèveront les doutes.

« J’ai pas fait grand-chose » est en réalité signifiant. La justesse du geste est mise à jour au fil des interventions verbales. La verbalisation est un faisceau d’exigences sous tous rapports : la production et la parole simultanément guides et supports.

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24. On n’y voit rien, Daniel Arasse, 2003, Ed. Folio essais.

Conclusion

Les exemples choisis ici proviennent d’une situation de cours habituelle, dans la plus grande
économie des moyens. Elle tentait de faire émerger les ressources conceptuelles, plastiques, verbales et transitives des élèves en sixième, ainsi que les ressources de la verbalisation.
Les productions des élèves sont aussi radicales que l’était la proposition du professeur, ce fut néanmoins l’ouverture d’un nouveau champ d’exploration pratique qui se joint heureusement à un ensemble varié d’autres médiums, supports, formats, notions et modèle didactique…

Travailler en proposant une situation ouverte qui présente un problème à résoudre par l’élève, construire une verbalisation exigeante où les élèves s’impliquent, c’est favoriser l’autonomie des pratiques et de la pensée. Le professeur soutient la parole des élèves pour obtenir regards et langage soutenus.

Le travail de l’élève n’est plus seulement sa production, c’est celle-ci jointe à sa parole, et le professeur en tiendra compte dans son évaluation sommative. La verbalisation sous une apparence parfois informelle met en œuvre en réalité une grande dextérité pour tous les participants du jeu pédagogique. Elle concourt à la maîtrise des apprentissages disciplinaires, elle participe à l’objectif commun à tous de la maîtrise de la langue et de la formation du futur citoyen.

 
Directeur de publication :
Brice Sicart
Secrétaire de rédaction :
François Miquet