Arts Plastiques

Marcel Duchamp

20 / 12 / 2014 | François Miquet

Marcel Duchamp (1887-1968)
Œuvres de référence pour l’option de spécialité

DE LA PÉRIPHÉRIE EN TANT QUE CENTRE

I./ Marcel Duchamp, une figure renouvelée du dandysme, préférant la vie à la peinture

Duchamp inverse la conception traditionnelle de l’art en considérant la périphérie comme un centre. Sa propre personne peut presque être considérée comme son œuvre fondamentale, sa vie comme son chef-d’oeuvre. Ainsi, Henri-Pierre Roché, qui le connaît bien, affirme-t-il : « La plus belle œuvre de M. Duchamp était l’emploi de son temps ». Il sacrifie en effet beaucoup de choses à la liberté de son temps car il tient avant tout à ses loisirs et à son oisiveté. C’est donc le comportement qui fait l’esthétique duchampienne : il passe toute sa vie à faire de celle-ci une œuvre d’art plutôt qu’à faire des oeuvres d’art. Cela est accentué par le fait que Duchamp crée dès sa jeunesse un certain effet de magnétisme, par sa seule présence. Henri Pierre Roché affirme encore : « Sa présence est sa meilleure oeuvre ». Son silence même était fascinant.

En cela, on peut penser à la phrase prononcée dans Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, grande figure du dandysme : « « La vie a été votre seul art ». Pour le dandysme, la vie peut être considérée comme relevant du champ artistique. Néanmoins, Duchamp ne se situe pas du côté du luxe, qui peut être une caractéristique du dandysme. Au contraire, il n’a pas beaucoup d’argent et ne cherche pas particulièrement la richesse. Il affiche d’ailleurs un certain mépris pour le travail en général, même pour le travail de l’artiste dans l’atelier : la peinture, pour lui, est restée un art mécanique ; ce n’est pas un art libéral. Il cultive l’oisiveté par opposition au « métier » de peintre. Man Ray décrit d’ailleurs l’atelier de Duchamp en ces termes : « il n’y avait là absolument rien qui rappela un atelier de peintre ».

Ainsi, c’est en évitant soigneusement de « travailler » qu’il cherche à gagner un peu d’argent, par exemple par le biais du jeu : ainsi, le pécule obtenu par le biais d’une affiche créée à partir d’une photographie de Man Ray constitue une mise de départ pour jouer.

Après le succès obtenu par son tableau Nu descendant un escalier (1912), Duchamp prend ses distances avec Paris, ville qui ne correspond pas à sa vision des choses, et passe un certain temps à New York, dont il aime l’esprit libertaire. Son magnétisme fait encore effet là-bas, ce dont peut témoigner la page de Vanity fair en 1915, titrée « Duchamp visits New York ».

Il se situe encore dans une esthétique issue de son comportement lorsqu’il crée le personnage de Rrose Sélavy, avec lequel il fait le choix d’une altérité radicale par rapport à son époque. C’est la création d’un véritable personnage qui signe des œuvres, des textes... Par là, il peut se situer dans la lignée de l’éloge du maquillage prononcé par Baudelaire, autre grande figure du dandysme. On peut penser ce personnage en résonance ou en contrepoint avec la série In heavy make up d’Andy Warhol, figure avec laquelle il partage un certain nombre de points communs, malgré des divergences importantes.

Duchamp et le pop art :

Sil y a bien des points de convergence entre le pop art (qui s’appelait « néo-dada » à sa naissance) et l’esthétique duchampienne, il faut néanmoins noter des distinctions essentielles : si Duchamp est le premier à prendre des objets vulgaires et à les ériger en œuvre d’art, il cherche d’abord l’anesthésie esthétique par la neutralité des objets choisis. Dans le Pop Art, au contraire, les artistes font le choix d’objets très rétiniens, « greenbergiens », en cherchant l’effet de la couleur, la planéité de la peinture... Or, Duchamp affiche un véritable mépris pour la peinture rétinienne. Par ailleurs, alors que Duchamp ne s’est jamais compromis pour l’argent et montrait une réelle résistance face aux forces de l’argent, Warhol n’a jamais hésité à faire des publicités, ou d’autres activités commerciales. L’appellation « néo-dada » pour qualifier le pop art est donc un véritable contresens. Duchamp n’aime pas trop les artistes de ce courant dans leur ensemble. Selon lui, ils n’ont plus rien à voir avec l’esprit dada. Ces artistes produisent, exposent, s’inscrivent dans un système, quand les dada étaient plutôt dans un esprit libertaire. Ils se placent dans un paradigme de production d’oeuvres, dans une volonté de faire carrière qui lui déplaît. Il apprécie néanmoins Johns et Rauschenberg pour pour leur posture, leur conversation : Johns n’est pas « bête comme un peintre ».

Pour autant, on peut trouver tout de même quelques points communs avec Warhol, dans son rapport à l’existence : selon Duchamp, « c’est un filmeur », un contemplatif, et « pas seulement un peintre ou un cinéaste ».

Dans les années 60, les œuvres de Duchamp commencent à être exposées, donnant lieu à une rétrospective à Pasadena. Tout le monde veut approcher de lui comme un oracle : ses paroles et ses actes sont perçus comme des signes qui permettraient de comprendre l’évolution de l’histoire de l’art, ce dont Duchamp se défend. Il ne cherche d’ailleurs pas à s’imposer comme la figure incontournable de l’histoire de l’art, ce dont témoigne sa réaction face au polyptyque d’Arroyo, Aillaud et Recalcati, vivre et laisser mourir, la fin tragique de Marcel Duchamp (1965), qui constitue une attaque directe envers sa personne même : alors que pour plusieurs artistes américains, Duchamp est l’homme à abattre, il ne contre-attaque pas, malgré les réactions de ses amis. Il conserve de manière générale cette attitude et semble être le spectateur de sa propre vie. Ainsi Jeanne Raynal, amie de sa femme, affirme-t-elle après sa mort : « C’est quelqu’un qui s’est laissé mourir pendant toute sa vie car il s’est regardé vivre comme s’il était mort ». Faisant de cette attitude une posture presque éthique, il laisse une grande distance avec les choses de la vie qui, habituellement, nous préoccupent, rejoignant encore une fois une sentence tirée du Portrait de Dorian Gray, d’Oscar Wilde : « Se faire le spectateur de sa propre vie, c’est échapper à toutes les souffrances de la vie ».

II./ L’oeuvre à l’ère du multiple, de la copie et du faux

Toutes les choses considérées auparavant comme mineures ou parasites autour de l’oeuvre sont au contraire considérées par Duchamp. Pour lui, tout se vaut.

Le ready-made, une réplique sans original :

Le cas de sa Fontaine est particulièrement parlant : les autres artistes ne voulant pas exposer leurs œuvres avec cet objet si vulgaire, l’urinoir est retiré de l’exposition avant même d’avoir été vu par les spectateurs. L’oeuvre ne sera donc visible que sous forme de photographie. C’est son image, sa reproduction mécanique et pas vraiment l’objet qui est visible. On assiste ainsi à la duplication d’un geste inaugural qui n’a jamais été véritablement vu, et qui n’a donc jamais strictement existé en tant qu’acte artistique.

Pour Duchamp, les répliques valent d’ailleurs autant que l’original. Il signe gratuitement ou pour une somme dérisoire des objets à la demande de ses amis. Dans les années 60, le collectionneur Arthur Schwartz veut éditer des répliques de cette fontaine. Duchamp fait donc des éditions limitées pour des ventes dans des galeries et des musées. Cela confirme le fait qu’une réplique possède la même valeur que l’original : il fait tant de copies qu’il y a plus de reproductions de ses ready-mades que d’originaux. Pour autant, ces éditions en série cassent quelque chose : le contrat signé avec A. Schwartz stipule qu’il ne peut plus signer gratuitement des objets du quotidien.

Par son attitude, il remet en question le statut d’auteur : ainsi laisse-t-il à Man Ray la possibilité de faire des répliques de son moulage érotique Feuille de vigne femelle (1950-1951), moulages en plâtre peints ensuite par le photographe. Dans certains cas, ce n’est même pas lui qui signe les objets : ainsi fait-il acheter et signer par sa sœur un porte-bouteille ressemblant à l’original pour une exposition, car lui-même est trop loin. En cela, on peut attribuer à Duchamp l’idée de Bertrand Lavier selon lequel le ready-made est plus un objet conceptuel qu’un objet palpable.

Le faux :

Contrairement à la copie, le « faux » se substitue à, se fait passer pour ce qu’il n’est pas. En ce sens, il est un original. On peut penser au faux chèque qui lui sert à payer son dentiste, avec l’accord de ce dernier : ce faux très ressemblant de 115 francs (montant réel des soins) et signé de sa main possède les mêmes dimensions qu’un véritable chèque. Il le rachète plus tard pour l’offrir à Matta, avec une plus-value, faisant ainsi de l’argent lui-même un objet de spéculation.

On peut ici pointer une ambiguité de Marcel Duchamp, qui joue, malgré tout, avec le marché de l’art et les expositions. Brancusi, notamment, lui confie la mise en espace de l’une de ses expositions. Il répond également à une commande de Katherine Dreier en réalisant une peinture intitulée Tu m’ (1918), qui compile d’une certaine manière tous ses travaux précédents. Il en délègue la réalisation de certaines parties, montrant que c’est avant tout la démarche qui constitue l’oeuvre.

Le multiple :

Duchamp manifeste un certain goût pour les arts appliqués, l’édition, la fabrication de livres et passe notamment beaucoup de temps à fabriquer ses Musées-valises en édition limitée.

Il crée les rotoreliefs dans l’idée d’en faire un objet de consommation sans trop de valeur. Néanmoins, l’échec de l’objectif de départ, ces objets produits en série, sans valeur d’original, sont finalement injectés dans le marché de l’art.

De la reproduction et de la copie :

Son Grand Verre étant abîmé, il le fait refaire en plusieurs exemplaires pour les expositions. Alors qu’il a passé 8 ans sur la réalisation de cette pièce, il constate que les personnes en charge d’en faire des copies sont capables de la reproduire en seulement quelques mois. Loin d’en être scandalisé ou attristé, il apprécie cela et signe ces doubles en les certifiant « copies conformes », tant que les dimensions et les techniques sont respectées, afin que ces objets soient collectionnés et conservés.

Remarques diverses / Questions

Rien ou presque rien ?

Ne fait-il rien ou presque rien ? N’est-il pas plutôt tourné vers l’inframince ?
Quoiqu’il en soit, même quand il ne fait rien, il réfléchit beaucoup pour montrer qu’il ne fait rien. Selon Alberola, « il arrive à signer le silence » : il arrive à mettre en scène ou à faire exister ce qui n’existe pas...

Duchamp et le symbolisme :

Ses œuvres sont symboliques dans sa jeunesse. Néanmoins, selon lui, l’érotisme va remplacer le symbolisme. En tout cas, les pièces de Duchamp se situent dans une autre dynamique que celle de l’art minimal pour lequel tout ce que l’on a sous les yeux est là, avec l’oeuvre : au contraire, les objets de Duchamp sont d’abord à penser et non à voir.

Pour autant, on peut être touché esthétiquement par une œuvre de Duchamp (ex : ombres, lumière...). Mais quoiqu’il en soit, il faut accepter de ne pas surinterpréter Duchamp : il a fait de nombreuses choses pour le simple plaisir de la blague et du canular.

 
Directeur de publication :
Brice Sicart
Secrétaire de rédaction :
François Miquet