Arts Plastiques

Présentation de la thématique au programme des Arts plastiques, enseignement de spécialité, série L

13 / 01 / 2016 | François Miquet

« Le monde est leur atelier ».

Trois artistes contemporains font l’objet de la nouvelle question limitative de l’épreuve écrite de l’option de spécialité d’arts plastiques du baccalauréat. Cette particularité nous incite à articuler le travail de Ai Weiwei, Gabriel Orozco et Pascale Martine Tayou à un autre artiste au programme : Marcel Duchamp. Outre les correspondances plastiques et sémantiques que nous étudierons ci dessous, ce rapprochement permettra aux enseignants de gagner du temps dans la préparation de leurs élèves à une épreuve exigeante en connaissances. En effet, la question portant sur « le monde est leur atelier » peut avantageusement couvrir le champ référentiel de la troisième partie du devoir écrit portant sur les prolongements de l’oeuvre de Marcel Duchamp au 20 ème et 21ème siècle. Par ailleurs, l’utilisation inverse serait également pertinente...

L’expérience de l’exil.

Nous comprendrons peut être mieux les prises de position engagées de l’artiste contemporain Ai Weiwei en rappelant que son père fut un poète célébré dans les premières années d’accès au pouvoir du Parti communiste chinois mais qui fût durant la révolution culturelle exilé et déclassé pour « pensées révisionnistes ». Ai Weiwei à donc passé une partie de son enfance et de son adolescence dans le nord-est chinois en voyant son père réduit à des tâches manuelles difficiles pour subsister.
De 1983 à 1993, Ai Weiwei partira à New York ou il vivra une sorte de bohème au sein d’une jeune diaspora chinoise et durant laquelle il prendra connaissance de l’art moderne et contemporain occidental. A partir de l’oeuvre de Jasper JOHNS, il découvre DUCHAMP mais aussi WARHOL qui auront des influences déterminantes sur son travail. Toutefois durant ces 10 années, il ne se considère pas comme un artiste dés lors qu’il n’a pas de galeriste ni de projet d’exposition en vue. Les quelques œuvres qu’il réalise sont souvent perdues dans les déménagements successifs. Cet artiste nomade ,sans grans soucis de la pérennité des quelques œuvres que sa vie nonchalante lui permet de réaliser, n’est pas sans rappeler le séjour de DUCHAMP à New York durant la première guerre mondiale. L’artiste chinois déclare :

« Après DUCHAMP, j’ai réalisé qu’être un artiste
est plus une attitude que produire des objets...Une manière de voir les choses. »
Toutefois, la pratique photographique abondante de Ai Weiwei, qui préfigure son utilisation des réseaux sociaux 20 ans plus tard, montre entre autre un intérêt pour les manifestations politiques et les inégalités perceptibles dans l’espace public, ce qui le distingue de son ainé... Ces photographies, qu’il ne développera qu’après son retour en chine dans les années 90, sont l’antichambre de son travail dans les années 2000 durant lequel Ai Weiwei s’intéresse aux désastres de la politique urbaine à Beijing qui renouvelle l’espace en détruisant l’architecture traditionelle. Cette prise de conscience peut rappeler la brillante intervention de l’artiste J.R. En 2009 à Shangai qui délaissa l’espace d’exposition lui étant réservé pour travailler sur les friches des bouleversements sociaux provoqués par les changements brutaux de l’urbanisme décidés par le pouvoir autoritaire du P.C.C.

Reprendre le « déjà fait » ?

Quelques œuvres de Ai Weiwei ont été exposées durant l’automne 2015 à Paris. L’espace 104 a par exemple exposé un empilement de 670 vélos dans sa halle. Cette œuvre de 2012, Stacked, offre des similitudes avec l’oeuvre d’un Donald Judd par exemple . En effet, la bicyclette devient le module répété d’une structure arrachant ce moyen de locomotion si populaire en chine à son statut d’objet fonctionnel pour le faire entrer dans la catégorie des « objets spécifiques ». Ce déplacement est également évoqué, de façon différente, dans l’oeuvre de Claes Oldenburg La bicyclette ensevelie (1990, parc de la Villette) qui est au programme de l’option facultative pour la dernière fois cette année. Mais c’est bien entendu Duchamp qui est présent à notre esprit quand nous voyons un enfant tourner une roue de la pièce de Ai Weiwei. En effet, le ready made proposant une roue de bicyclette retournée sur un tabouret proposait d’inverser la relation œuvre/ spectateur. Ici Ai Weiwei ne choisit pas puisque si le spectateur peut actionner les roues à sa portée, il tourne autour et circule à l’intérieur de la proposition de l’artiste chinois qui accumule les bicyclettes dans une forme d’arche accueillante et séduisante, faisant oublier la nature fonctionnelle et industrielle de l’objet/ module initial.
Ce principe d’accumulation se retrouve dans les Colonnes pascales (2012) exposées à l’espace 104 au même moment. La Colonne sans fin de Brancusi est une référence avouée de Pascale Marthine Tayou. Plus qu’un rapprochement formel évident, ce sont les notions d’art et d’artisanat qui sont ici convoquées. En effet l’artiste contemporain camerounais utilise des vases d’artisanat marocains pour élaborer ses pièces imposantes et fragiles. Cette transformation du statut d’un objet n’est pas sans évoquer le procès des services de douanes américaines aux œuvres de Brancusi lors d’une exposition organisée par Marcel Duchamp. Ces fonctionnaires refusaient de considérer les sculptures du maître roumain comme des œuvres d’art, pour la plus grande joie de l’inventeur du ready made.
Un autre lien entre l’oeuvre de Pascale Marthine Tayou et Duchamp peut être tissé dans l’étude de Favelas de 2012 et d’À bruit secret de 1916. Ces deux pièces introduisent le son dans les arts plastiques. Si les nids de Favelas diffusent des sons enregistrés d’oiseaux nous laissant croire qu’ils sont habités, l’objet sonore mystérieux installé par Arensberg dans l’oeuvre Dada pique également la curiosité du spectateur (voire de Duchamp lui même qui était volontairement sorti de la pièce).
L’accumulation semble être un principe constitutif de nombreuses œuvres de Pascale Marthine Tayou. L’oeuvre spectaculaire Open wall datant de 2010 visible sur le mur rideau de l’espace 104 éclaire ce principe plastique.
Cette œuvre est constituée d’enseignes électriques commerciales signalant le mot « ouvert » dans différentes langues. Fidèle à la logique duchampienne, l’artiste camerounais fait passer un objet industriel, culturellement peu valorisé, dans la sphère esthétique. En effet, Open wall sublime l’origine « bon marché » de ses matériaux pour transformé la baie vitrée de l’espace 104 en une architecture parlante rappelant le projet d’ouverture multi-culturel de ce lieux rendant accessible au public le plus large des œuvres d’art contemporaines jugées habituellement élitistes.Toutefois, il n’y a pas de fétichisation de l’objet. En effet, le nombre d’enseignes disponibles de la pièce était trop faible pour couvrir l’entrée de l’espace 104 ; Christophe Touzard ( technicien chargé de l’installation électrique) est donc allé acheter d’autres enseignes. Cette distance entre l’artiste et l’objet industriel utilisé dans l’oeuvre peut faire penser à l’indifférence de Marcel Duchamp vis à vis de son porte bouteille quand il demande à Man Ray d’en acheter pour lui au B.H.V. ; sans plus d’informations sur le modèle...
Cette inscription dans une tradition paradoxale du geste dadaïste du ready made se retrouve également chez Gabriel OROZCO dans OWL de 1993 où la superposition de deux emballages alimentaires dans un rayon de supermarché donnent à voir l’image d’un hibou. Ce qui est intéressant dans cette photographie, outre l’humour et la spontanéité de ce geste dadaïste, est que les matériaux ne sont pas achetés, ils ne sont pas déplacés dans le musée. Le jeu d’association se produit sur l’étalage de l’épicerie même, comme un geste nous incitant à prendre des libertés avec les objets sans penser à leur fétichisation muséale. En ce sens Orozco est plus proche des premiers ready made de 1915 que de leur réédition limitée de 1964.

Troubler le regard selon l’origine de l’objet.

Cette dialectique entre ready made et réédition,posant la question de l’inframince, est riche de conséquence dans les œuvres des trois artistes étudiés. Dans les porcelaines traditionnelles bleues et blanches de Ai Weiwei de 1996, l’artiste questionne le statut de l’objet, entre original et copie artisanale. Ces questionnements se retrouvent dans le Black Cover Book de 1994. Ai Wei wei y publie un article détaillé sur les rééditions de ready made par la galerie Schwartz dans les années 1960. Parallèlement, il réalise des performances durant lesquelles il brise des objets traditionnels chinois en précisant que la captation photographique du geste était également un objectif. Ce geste iconoclaste est relativisé par le fait que ce ne sont pas des œuvres uniques (par exemple Dropping a Han Dinasty Urn 1995). Ai Weiwei veut plutôt questionner notre relation à cet artisanat traditionnel patrimonial sans pour autant faire disparaître les traces de cette culture. On retrouve ce désir iconoclaste, non réalisé, dans des textes de Duchamp qui souhaitait utiliser un Rembrandt comme une table de repassage. Les logos « coca cola » peint sur des amphores traditionnelles désacralisent autant l’objet que les lettres de Duchamp inscrites au bas d’une reproduction de la Joconde en1919. Par ailleurs, dans les années 90, Ai Weiwei produit ces œuvres sans désirs d’exploitation ou de médiatisation, mais plutôt comme un cadre de vie, ce qui est très proche de l’attitude initiale de Duchamp.
Enfin, pour clore cette partie portant sur la copie et l’original, le simulacre initialisé par Duchamp dans « Why not Sneeze Rrose Sélavy » proposant des morceaux de sucre réalisés en marbre se retrouve dans les articles de cosmétiques taillée en Jade de 2014 par Ai Weiwei présentés à la F.I.A.C. De 2015.

Modifier l’objet, l’arracher à sa fonction.

Gabriel OROZCO en découpant en deux une célèbre automobile française et en faisant disparaître son moteur réalise un rêve d’enfant. Etant jeune, il était persuadé qu’ainsi l’automobile irait plus vite. Ce rêve actualisé dans sa D.S. De 1993 rend cet objet inutilisable, et donc propice à la délectation esthétique. En cela, OROZCO rapproche l’automobile de l’analyse sémiologique et esthétique de Roland BARTHES qui dévoilait dans Mythologies que l’on « passait d’un monde d’éléments juxtaposés qui tiennent par la seule vertu de leur forme merveilleuse ».
Les tables modifiées dela dynastie Qing de Ai Weiwei offrent au regard la même stupéfaction d’objets s’arrachant par la fantaisie au registre de formes fonctionnelles. Les règles du jeu d’échecs sont également malmenées par Gabriel Orozco qui substitue aux autres pièces des cavaliers bloquants toute intention de jouer au jeu préféré de Marcel Duchamp.

De la tradition comme un mythe.

Pour conclure ce trop bref survol de pratiques artistiques en relation avec les artistes évoqués, nous pourrons analyser une œuvre qui pose la question des différentes cultures nationales se croisant dans une sphère artistique globalisée.

Zodiac Heads de Ai Weiwei a été exposé dans le jardin des tuileries en marge de la F.I.A.C. 2015 à Paris après avoir été exposé à New York puis Londres en 2012. L’exposition à New York était contemporaine de l’arrestation de l’artiste en Chine qui dura 80 jours.
Cette première œuvre pour un espace public de l’artiste adopte un thème populaire, accessible au plus grand nombre. Les passants peuvent s’identifier ainsi à leur signe astrologique chinois. Mais il y a plusieurs niveaux d’interprétations .. Cette installation renvoie à la mémoire de ce que les autorités chinoises appellent « le siècle de l’humiliation nationale » s’étalant de la première guerre de l’opium en 1840 à la défaite japonaise de 1945, durant lesquelles des puissances coloniales dominaient la chine. L’oeuvre d’Ai Weiwei fait référence à un événement historique précis, enjeu de crispations diplomatiques : le sac du palais d’été par des troupes britanniques lors de la seconde guerre de l’opium en 1860.
Les jardins du palais d’été fut créé au 18 ème siècle. Une partie du jardin est sur le modèle occidental et proposait une fontaine autour de laquelle se trouvait les animaux sculptés du zodiaque chinois. Cette partie du jardin était le lieu d’exposition des cadeaux occidentaux fait à l’empereur et témoignant des échanges culturels et diplomatiques intercontinentaux du 18ème siècle. Paradoxalement, ce sont les parties occidentales qui furent les moins mutilées. Il y a quelques années, la chine a essayé de s’opposer à une vente aux enchères de quelques statues animalières qui ont été volées à cette occasion. D’autres fragments de cette fontaine sont toujours disparues (5 sur 7) . Elles sont devenues un outil de la propagande nationaliste du pouvoir chinois. Ai Weiwei s’est inspiré de ce site et de cette histoire pour faire réaliser son installation qui était, et ce n’est pas un hasard, exposée autour de la fontaine ronde du jardin des tuileries.
A l’origine ces 12 têtes du zodiaque étaient sur des corps d’homme et crachaient un jet d’eau les unes après les autres à chaque heures grâce à la technologie hydrolique des fontaines occidentales. Ai Weiwei ne représente que les têtes suspendues pour souligner l’acte de vandalisme de 1860 et les surdimensionne. Parallèlement à cette série en bronze pour l’espace public, il réalise une série plus proche des dimensions originales en or pour collectionneurs privés. Dans les deux cas, il réinterprète les 5 têtes manquantes avec des codes issues de la sculpture occidentale, poursuivant ainsi l’échange esthétique entre les deux continents. Le thème et les socles unifient cette diversité stylistique et respecte en cela le positionnement politique de l’artiste quand à cette question patrimoniale :
« Je ne pense pas que les têtes du zodiaque soient un trésor national. Elles ont étés dessinées par un italien, réalisées par un français pour un empereur de la dynastie Qing... ». Ai Weiwei nous rappelle en effet que le jésuite italien Giuseppe Castiglione qui séjournait à la cours de l’empereur est sans doute à l’origine de ces sculptures revendiquées par les autorités chinoises dont il s’est inspiré.

Pour conclure...

Le sujet de l’épreuve de spécialité d’arts plastiques « le monde est leur atelier » place Pascale Marthine Tayou, Gabriel Orozco et Ai Weiwei dans une longue lignée de plasticiens qui depuis plusieurs siècles voyagent. Pensons au Rosso et au Primatice à la cours de François 1er à Fontainebleau par exemple ou bien encore à Roger de la Pasture qui traduit son nom en Rogier Van der Weyden dès lors qu’il s’installe dans les Flandres.. Certes, ce mouvement s’accélère dans un monde ou à l’instar des échanges et des personnes, les pratiques artistiques tendent à se globaliser. Celles ci ne sont plus associées à une ville, un atelier précis. Les artistes transportent avec eux leur démarches. Pour preuve, c’est la personne même de Ai Weiwei qui fut emprisonnée alors que ses œuvres, issues d’une pratique en atelier par de nombreux assistants au savoirs traditionnels localisés en chine, étaient exposées en occident au même moment.

Da Silva Eddy
professeur agrégé d’arts plastiques

 
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